Le faux réalisme de Richard Russo

Encore un gros roman américain. Dommage qu’il paraisse à la rentrée car il est parfait pour lire en été, tard le soir, par forte chaleur, quand l’odeur des tilleuls monte de la rue déserte et qu’on sait ne pas avoir à se lever tôt le lendemain. Barthes, si ma mémoire est bonne, opposait lecture de jouissance et lecture de plaisir. Si la lecture de jouissance dans le sens où il l’entendait n’est pas toujours très jouissive, par "lecture de plaisir" on voit tout à fait ce qu'il veut dire et les romans dans le genre de Mohawk en constituent l'exemple parfait.

 

"Dans le genre de…" : j'ai déjà dit ma perplexité devant l'étrange bonheur qu'on éprouve à se plonger dans les stéréotypes qui jonchent ces épais volumes produits au-delà de l'Océan. Pourquoi aime-t-on ? Cette chronique d'une petite ville de l'Amérique dite "profonde", nous intéresserait-elle transposée à Moret-sur-Loing? Ou est-ce que tout le plaisir vient de retrouver ces "diners", ces parties de poker, l'inévitable épisode "baseball", ces filles mères qui habitent des mobile homes, et le fatal conflit des pères et des fils ? Tout se passe dans Mohawk à peu près comme dans une chanson de Bruce Springsteen, sauf que Richard Russo développe en 450 pages ce que Springsteen dit dans une chanson. Mais la longueur même fait ici partie des règles.

 

Oui, si nous aimons ce genre de textes, la faute en est sans doute en bonne partie à notre imaginaire formaté par une culture mondialement dominante. Pas seulement, toutefois. Revenons à Barthes : parmi les lectures de plaisir il me semble qu'il citait Zola. Et de fait ce que nous savourons avec une jubilation vaguement honteuse à la lecture de Russo et de ses pareils c'est bien une conception archi-classique du romanesque. D'abord, il y a, et comment, une histoire — pas vraiment résumable, d'ailleurs à quoi bon : secrets de famille et désirs contrariés sur fond de crise économique… Il y a des familles, donc, compliquées, imbriquées, dont on s'amuse longtemps à démêler les liens. Il y a, enfin, de la psychologie, juste assez subtile pour qu'on se sente intelligent d'en goûter les finesses, dans ses draps frais, en même temps que le calme nocturne du mois d'août.

 

Zola, cependant, c'est surtout le réalisme. Sans ce dernier ingrédient, pas de lecture de plaisir. Et qu'il soit illusoire, et le pur effet d’une habitude littéraire, cela n'a jamais empêché d'y trouver des charmes. Ce caractère truqué est particulièrement sensible dans Mohawk. La précision des détails matériels installe l’impression de réalité, non sans humour ("Le grésillement des saucisses le rassérène et il les regarde se fendre et sautiller, fasciné. La graisse commence à se rassembler et à glisser vers la rainure du bord du grill"). Mais si on y regarde de plus près, le récit n'est qu'un long tissu de coïncidences totalement invraisemblables même dans une ville de dimensions réduites, mettant aux prises des personnages tous plus improbables les uns que les autres, et prêts en toute circonstance à se lancer dans des plongées introspectives dont la lucidité et la précision ne sont pas de ce monde : "Anne éprouva cette gêne qui planait souvent entre elles et dont elle n'était pas sûre qu'elle eût lieu d'être" ; "Bien qu'il se considérât comme un homme honnête, Mather Grouse savait qu'en dernière analyse il n'avait pas été moins horrifié par la malhonnêteté de la  proposition de Rory Gaffney que par la perspective de comploter avec un homme dont les ongles, même s'il les coupait presque jusqu'au sang, étaient toujours noirs". Et ainsi de suite.

 

Enveloppé dans le tissu douillet des conventions, on se laisse emporter sans surprise ni résistance. Il y a pourtant aussi d'autres défauts plus susceptibles de troubler le lecteur même le plus résolu à ne pas bouder son plaisir. Après tout Mohawk est le premier roman de Russo, et si 10-18 le publie à présent c'est parce que paraît aussi aux éditions Quai Voltaire un nouvel opus. Même pour un roman américain ce premier livre est un peu lent au démarrage, et tout autant au dénouement. C'est qu'aucune zone d'ombre ne doit subsister : il faut que tout soit clair, et pour chacun des nombreux figurants. Ce souci de limpidité fait que souvent on a compris avant que le narrateur ne tire, assez laborieusement, son fil. Lequel a volontiers le calibre et la blancheur de l'allégorie — la petite ville de Mohawk est l'Amérique.

 

Mais à côté de ça le roman de Russo a deux grands mérites pour estomper l'embarras qu'on éprouve à l'avoir lu en moins de trois jours. D'abord, il ne s'y passe, sauf aux alentours de la fin, pas grand-chose, le caractère répétitif des situations et des pensées trouvant sa justification dans le vide et l'ennui qu'il s'agit de dépeindre. Ensuite le sujet n'est pas pour une fois le Mal ni le Destin. Mettant en scène de "drôle[s] de garçon[s]", qui n'ont "jamais l'impression d'être bizarre[s]" mais que tout le monde s'accorde à trouver tels, Mohawk parle avant tout des rapports entre le groupe et des individus confrontés au poids de l'habitude et des conventions. Ce qui dénote peut-être chez son auteur une certaine lucidité quant aux problèmes littéraires dans lesquels lui-même se débat.

 

Pierre Ahnne

 

Richard Russo, Mohawk, traduit de l'anglais par Jean Esch, 10-18, 14 août 2013, 456 pages, 8,80 euros

 

 

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