Un roman à thèse peu convaincant : « Gains » de Richard Powers

Initialement paru en 1998, cet ouvrage de Richard Powers relève d’une démarche littéraire curieuse, consistant à ressusciter le roman à thèse, dans la lignée de Zola et du défunt « réalisme socialiste ». Le récit a deux lignes narratives, présentées en alternance, par chapitres entre lesquels s’insèrent en « vignettes » de prétendus documents (pour la plupart, des pastiches de textes publicitaires). Il s’agit de narrer, parallèlement, l’histoire de l’entreprise Clare, entre 1830 et les années 1990, et la maladie de la quadragénaire Laura Bodeley, courtier immobilier, mère divorcée de deux enfants – il va de soi qu’il s’agit du cancer et qu’il sera mortel. Le lecteur s’en doute dès le début, car non seulement la thèse de Powers se laisse deviner aussitôt qu’on a lu le développement initial sur la ville industrielle de Lacewood, siège des usines Clare, et où habite Laura, mais la quatrième de couverture du roman précise (pour ceux qui auraient du mal à capter le message téléphoné), que la vie de l’héroïne « va basculer, piégée par le cancer capitaliste ».

Est-il possible que Powers se contente d’illustrer, sur plus de six cents pages, l’idée suivant laquelle le capitalisme équivaut au cancer ? se demande-t-on, incrédule, et l’on avance à travers l’ouvrage, avec une perplexité accrue. La ligne narrative concernant Clare commence par l’aventure commerciale, puis industrielle, d’une famille d’Américains de fraîche date ; les deux premières générations sont mises en scène par l’auteur de manière à retenir notre intérêt ; en revanche, à partir de la troisième, il ne s’impose plus l’effort de vraiment individualiser les personnages qui dirigent l’entreprise, se contentant de décrire l’évolution de sa structure, de sa production, de sa stratégie commerciale et publicitaire, étape par étape, dans le contexte historique du pays. Il nous apprend donc comment une fabrique de savon familiale se transforme en multinationale produisant à peu près tout ce que la chimie permet de fabriquer, et à défaut de pouvoir savourer les dizaines de pages d’exposé sur cette évolution, le lecteur en tire l’impression désolante que Powers s’est documenté de son mieux, peut-être des années durant, pour finir par rater ce qu’un romancier moins laborieux et plus inspiré aurait réussi à sa place : nous faire croire à ce qu’il narre.


Par contraste avec l’artifice indigeste du récit centré sur Clare, l’histoire de Laura Bodley retient l’attention : là au moins, l’auteur a créé un personnage convaincant et relativement attachant.  Hélas, dans cette part du roman aussi, les défauts prévalent sur les qualités : hormis l’aspect prévisible de l’intrigue, la plupart des personnages secondaires sont bâclés, se réduisant à des ébauches univoques – l’adolescente « révoltée », le gamin obsédé par les jeux vidéo, le patron rapace, etc. Et la seule vraie surprise que le récit réserve au lecteur n’a rien d’appréciable : de manière peut-être inconsciente, Powers donne aux événements une tournure d’où il ressort que les femmes sont forcément moins intelligentes et estimables que les hommes. De fait, l’ex-mari de Laura se révèle non seulement meilleur qu’elle ne le croyait, sur tous les plans, mais aussi supérieur à tous les autres personnages (majoritairement féminins) qui ont tenté d’aider la malade. Quant à leurs enfants, suivant la même logique, la fille qui paraissait a priori nettement plus avisée que le garçon se contente, une fois adulte, de devenir infirmière, tandis que l’amateur de Gameboy se mue en brillant scientifique, voué – comme par hasard – à faire des découvertes promettant de sauver l’humanité du cancer… On se pince pour y croire. Si quelqu’un peut nous convaincre que le roman à thèse a de l’avenir, ce n’est pas Richard Powers.


Il est difficile de dire, sans avoir sous la main le texte original, dans quelle mesure la traduction contribue au déplaisir de la lecture, mais elle y est pour quelque chose. Un petit exemple : « Le chaudron dragueur des enfers conçu par Ennis marqua de son empreinte le paysage américain. Ses feux furent à l’origine d’un démarrage économique qui transforma l’entreprise Clare aussi radicalement que fractionnement et décantation changeaient vos pauvres résidus graisseux d’amateur en Savonnettes au miel » (p. 79). Nombre de passages sont traduits dans ce style, abondant en lourdeurs et en anglicismes.


André Donte

 

Richard Powers, Gains, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli, 10/18, septembre 2013, 624 pages, 9,90 euros    
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