Eve Ensler, Voyage au bout du corps des femmes


 

Dans le corps du monde est un livre de mémoires qui marquera sûrement  la nôtre. Eve Ensler, féministe américaine, auteur du célèbre Monologues du Vagin, y livre les siennes, celles de son corps malade d’un cancer de l’utérus, mais elle y délivre aussi la mémoire du  corps du monde qui n’est autre que celui de la femme. 


Les femmes exilées de leur corps


Eve Ensler sillonne la terre  pour apporter soutien aux femmes humiliées, torturées  et  massacrées dans leur féminité. L’auteur qui consacre son travail  au corps et à l'intimité des femmes, a quelque légitimité pour parler de ce fléau, elle a été  une petite fille  privée de la tendresse de sa mère et violée par son père, « Pendant des années, j’ai essayé de retrouver le chemin de mon corps et de la Terre ». 

Si Eve Ensler nous dit combien l’abus paternel l’a détruite, elle sait aussi dire comment et pourquoi  le manque de corps à corps avec sa mère a créé un fossé, un trou, une faim.  Mais ce livre atypique dans sa construction (double récit, celui de son cancer et celui de son engagement pour les femmes victimes de barbarie) n’est pas une autofiction narcissique, c’est tout au contraire un véritable don de soi qui guide vers la pacification et la fraternité.


Les corps des femmes, nous dit Eve Ensler,  portent l'humanité et  pourtant  ces  mêmes corps sont le lieu du viol, du massacre, de la fin du monde. 

Dans l’expérience de sa maladie, Eve Ensler y retrouve l’écho du cancer du monde, celui de la cruauté, de la cupidité, de l’indifférence et des traumatismes. C’est le fil rouge de son récit qu’elle qualifie de scanner de  son existence, une capture d’images et d’expériences.

Les femmes ayant été touchées par un cancer féminin salueront la justesse du  regard lucide qu’Eve Esler pose sur  le chaos de sa chair suppliciée par les traitements et sur son approche de la mort, les mots sont crus, terriblement honnêtes,  mais Eve Ensler se référant sans cesse  au calvaire que  vivent d’autres femmes à l’autre bout du monde, relativise sa détresse personnelle. Pourtant pragmatique, elle  finit même par penser que sa maladie qui a atteint un organe génital n’est peut-être pas un hasard et qu’elle participe à la dévastation de la Terre.


"Le fémicide"


Partout sur la planète, ici ou là, où les hommes veulent le pouvoir et/ou les territoires riches de ressources, le massacre de la féminité est l’arme absolue.  Le fémicide dit Eve Ensler est une tactique militaro-industrielleEt c’est  en République Démocratique du Congo que l’auteur a vu la fin de l’humanité. Petites filles violées devenues incontinentes, vieilles femmes aux os fragilisés brisés par des viols brutaux, fils et pères obligés à perpétrer des incestes,  utérus et vagins, anus, fonctions organiques définitivement détruits. Faudrait-il le taire pour épargner notre sensiblerie ?  Non, il faut ouvrir les yeux très grand et ne pas cesser de le dire  haut et fort. Ce que fait Eve Ensler. Notamment en RDC,   pays en guerre depuis treize ans où  le monde entier vient piller le sous-sol pour s’approvisionner en étain, cuivre, or et coltan pour nos iPhone, nos consoles de jeux et nos ordinateurs. Les femmes en paie le prix fort.  Et pourtant dans cet enfer, elles conservent, dans leur désespoir et leur douleur,  une force de vie incroyable. C'est ce qui fascine Eve Ensler.  Elles ont conçu un lieu pour reposer leur douleur et leurs corps torturés :  La Cité de la Joie. Eve Ensler s’est jointe à eux, avec le soutien de l’Unicef, pour les aider. C’est peu  avant l’inauguration de cette cité de l’espoir, en mai 2010,  que l'auteur apprend qu’elle a un cancer de l’utérus de très mauvais diagnostic.


La force de ce livre est de frapper au plus profond le lecteur,  quelque part justement dans notre corps avant de solliciter notre esprit,  un uppercut en  son centre.  De façon à ne plus jamais vouloir ignorer ceci  :  le corps des femmes n’est pas un lieu de destruction, c 'est le corps du monde, on ne laissera pas les hommes s’acharner à le détruire pour établir leur pouvoir.  Et dans l’horreur de la souffrance charnelle et de la peur, la femme phénix est capable encore de force de vie et de joie pour renaître de ses cendres. Tout comme le grand corps malade de la planète, ose prétendre Eve Ensler.


Anne Bert


Paraît le 18 sept 2014


Eve Ensler, Dans le corps du monde, Traduit de l'anglais (USA) par Carole Hanna, éditions 10/18, septembre 2014, format broché, 210 pages, 15,90 euros.

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