La chronique de Claude-Henry du Bord.

Chronique. Exposition Marc Chagall : apprendre, tout en s’amusant


À mon avis, la chronique de Claude-Henry du Bord | 

 

L’exposition Marc Chagall : le triomphe de la musique, inaugurée le 9 octobre de cette année fera date, n’en doutons pas, et permettra de découvrir le lien manifeste et cependant subtil qui, dans cette œuvre, unissait peinture et musique. Chagall est le peintre de la joie et sa palette l’atteste comme sa thématique ; comment s’étonner alors que la musique tienne une si grande place dans son travail ? Rares sont les peintres qui surent avec un tel génie donner à voir cette influence bien qu’elle n’ait rien d’étonnant quand on sait le rôle qu’occupait la musique dans la vie de ce petit garçon juif et russe… Une manière d’être, un art de vivre au sein d’une tradition, en même temps qu’une échappatoire : Chagall enfant n’avait qu’une seule ambition : dessiner, peindre la vie et donc, pour lui, il allait de soi de vouloir intégrer à cette épiphanie la musique, ses instruments, ses interprètes. Si cette vocation est dynamique pour l’amateur éclairé comment la dévoiler à un jeune public ? Rien ne me paraît plus ambitieux et délicat que de tenter de faire comprendre à ce « segment » (comme disent les commerciaux et les sociologues) plus qu’exigeant ce qu’une œuvre suppose, draine, convoque… « Cet âge est sans pitié » nous rappelle sans cesse La Fontaine, il a raison. Pas de droit à l’erreur, sinon le jugement tombe et sans appel. L’étagère ou la corbeille : telle est l’alternative.

 

Le cahier proposé pour accompagner ou introduire à l’intelligence d’une œuvre aussi dense est en tous points remarquable. Il ne cède jamais à la facilité, si tentante, ni à la vulgarisation bas de gamme, si commune. Rien de pire que prendre un enfant pour l’imbécile qu’il n’est pas ! Et, comble de satisfaction, il est non seulement intelligent, ludique mais beau. Cela ne saurait nuire. Le format est idéal et les illustrations toujours adéquates. Conçu comme un cahier d’artiste, il ne prend jamais son lecteur pour un idiot mais l’invite à comprendre en devenant acteur de ce qu’il découvre. Rien ne manque : l’introduction est assez courte et suffisamment étayée pour ne pas ennuyer, les illustrations parfaitement adaptées au propos, la division des chapitres pensée.

 

Ainsi, passée la présentation qui sait retenir l’attention, le lecteur, grâce à une mise en page des plus soignées, comprend sans mal que pour Chagall, « l’art, c’est la vie ». Toute la vie et qu’en conséquence, il incorpore à ses tableaux « l’atmosphère musicale des fêtes religieuses de sa famille juive », d’abord en Russie puis en exil, à partir de 1922. Ses années russes resteront vivantes dans sa mémoire et sa création et lui feront supporter d’avoir dû naître dans un pays où l’antisémitisme est une composante culturelle et historique hélas durable, des tsars aux marxistes, de Nicolas II à Staline. Certes Chagall rêvait, enfant, de devenir chanteur et d’intégrer le conservatoire, il se contentera d’assister le cantor à la synagogue puis rendra hommage à cette passion en peignant des violonistes traditionnels de la culture yiddish. Il peint des noces, des cirques (admirable métaphore du monde), des comédiens, des fêtes et surtout des amoureux, des fiancés, hommage permanent au grand amour de sa vie, Bella, fille d’un bijoutier de Vitebsk qu’il épouse en 1915. Le bonheur conjugal devient une manière de célébrer la vie, comprise comme une occasion de ne pas manquer son entrée en scène. La pièce ne dure pas si longtemps, autant ne pas perdre son temps. La puissance imaginative de Chagall ne sera jamais limitée par rien et, comme tous les génies, il reçoit, fait sien, incorpore à son travail ce que ses amis lui donnent. Influences ? Oui, plus encore : assimilation puis métamorphoses, confluences. Ainsi Robert Delaunay, Apollinaire, Cendrars nourrissent sa curiosité, mais encore Soupault. J’eus l’occasion d’interroger ce dernier en lui demandant comment Chagall avait illustré de quatre dessins son recueil Rose des vents (1920) : le poète me répondit avec un naturel désarmant, que rencontré un soir à la Coupole, Chagall avait simplement répondu à une invitation et envoyé ses dessins par la poste, avec un mot d’amitié ! La vie est simple, ce sont les autres qui vous la compliquent !

 

À chaque étape de la découverte, le jeune lecteur est accompagné, concerné, impliqué, jamais il ne demeure passif : telle est, à mon sens, le critère de toute pédagogie réussie. La deuxième partie du cahier traite plus particulièrement de « la symphonie des couleurs », non seulement la palette du peintre, mais de son sens du rythme, aborde les esquisses préparatoires, la pluralité des formes. Les exemples retenus pour avérer la démonstration ne sauraient être mieux choisis : Le Triomphe de la musique et Les Sources de la musique, peints par l’artiste en 1966 pour le Metropolitan Opera à New York. La troisième partie s’attache, avec le même bonheur, à la création de décors, costumes de scène, toiles monumentales comme le plafond du Palais Garnier commandé par Malraux et achevé en 1964 ; Chagall metteur en scène de l’art de peindre, devient aussi décorateur et s’inspire des kachinas, statuettes fabriquées par les Indiens d’Amérique centrale, pour créer les costumes de L’Oiseau de feu de Stravinsky, créés en 1945 à New York, sur une chorégraphie de Balanchine. Chaque fois, le jeune curieux qui s’aventure dans ce cahier pour ne plus le lâcher est mis à contribution, il crée, dessine, colle, découpe, invente, compose. En un mot, le défi est relevé d’apprendre sans jamais s’ennuyer. Reconnaissons qu’il s’agit d’un exploit à l’heure où le support numérique tend à crétiniser durablement les jeunes cerveaux et surtout à les rendre incapable d’une attention soutenue, ils papillonnent, butinent mais ne s’attardent pas, ne creusent jamais, ne se sentent que bien peu concernés par ce dont on leur parle en des termes qu’ils jugent, souvent à raison, obsolètes, c’est-à-dire ringards. Rien de tel ici, un exemple qui laisse augurer non seulement d’un succès, mais d’une collection qui rend intelligent et soutient la créativité en même temps qu’elle ose apprendre, tout en s’amusant.

 

Je ne saurais que conseiller aux parents d’acquérir ce bel outil, s’ils considèrent que leur progéniture n’est pas qu’une machine à satisfaire le consumérisme ! Merci donc aux concepteurs de ce projet réussi et intelligent.

 

Claude-Henry du Bord

 

Chagall, la symphonie des couleurs, Textes de Sophie Bordet-Petillon, illustrations de Clémence Pollet, Coll. « La Philharmonie des enfants », Philharmonie de Paris, octobre 2015, 72 pages, 14,90 €

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