La chronique de Claude-Henry du Bord.

Chronique. Sénèque : L’art de bien vivre avec soi-même


À mon avis, la chronique de Claude-Henry du Bord | 

Il arrive que les éditeurs aient de bonnes idées… Gérard Pfister en a eu une excellente en initiant la collection « Ainsi parlait », qui propose un choix, on ne peut plus représentatif, d’œuvres capitales ; ainsi, après Thérèse d’Avila et Maître Eckhart, vient de paraître un Sénèque tout aussi admirable. L’esprit de ces petits volumes maniables aurait, sans nul doute, enthousiasmé les lecteurs des XVII et XVIIIe siècles, grands amateurs de morceaux choisis, de compilations, de florilèges. Qu’on se souvienne de la remarque sarcastique de Voltaire à l’encontre de Lenglet Dufresnoy qui justement proposait ce genre d’ouvrage (avec force érudition) : « Il compilait, compilait, compilait… » Rien de pesant dans les pages ici proposées, une belle poignée de citations lancées avec bonheur, dans l’espoir que ces semences ne tombent pas dans de la rocaille mais en terre fertile. Une brève introduction, pas d’apparat, une traduction nouvelle, tout est en place pour se laisser surprendre, saisir, remuer. Une invitation à découvrir ou redécouvrir en portant un regard neuf sur un corpus parfois considérable. Certains livres sont des plongeoirs ! Celui-ci en est un. Même si plonger en soi-même n’est pas sans risque – cela change des marinades insipides ou des brouets sans sel. J’irais plus loin, publier de tels livres est un défi certes, mais un acte de résistance aussi : puisque les Humanités ne sont plus au programme ni à la mode, donner le goût de l’essentiel revient à contrarier avec bonheur des cervelles ramollies par trop de sollicitations virtuelles et un lavage médiatique dont le but est justement de les rendre malléables et débiles afin de mieux les manipuler. « Si nous recouvrons si difficilement la santé, c’est que nous ne savons pas que nous sommes malades » Lettres à Lucilius, V, 50, 4.

 

Sénèque fait à mon sens partie des rares philosophes par ailleurs grands stylistes qui résistent à l’usure du temps et auquel se référer revient à fréquenter un ami fidèle et de bon conseil. Est-il besoin de rappeler quelques données ? Je le crains. Cela ne saurait nuire. Lucius Annaeus Seneca, contemporain du Christ, naît à Cordoue, dans l’actuelle Andalousie, vers l’an 1. Son père, membre de l’élite et fortuné, part s’installer à Rome sous le règne d’Auguste. Ses trois fils le rejoignent et suivent la meilleure formation : l’aîné, Gallion, sera gouverneur de la Grèce et aura à juger saint Paul comme l’attestent les Actes des Apôtres (18, 12-18) ; le second, est notre Sénèque, philosophe influent qui sera adulé de ses lecteurs ; le troisième est le père du poète Lucain, auteur de la Pharsale. Une famille de ratés congénitaux ! Ils se suicideront tous, y compris Lucain, pour des raisons différentes, l’époque est à la « sortie raisonnable », quand la somme des inconvénients l’emporte sur celle des avantages : autant s’en aller volontairement (même si l’on est parfois poussé vers la sortie) sans avoir à regretter de ne pas l’avoir fait.

 

En quelques mots, le jeune Sénèque aborde la philosophie « avec un violent désir » (Lettres à Lucilus, N° 108), tombe malade vers 20 ans et part se rétablir en Égypte. Il revient à Rome en 31 et commence ce qu’on appelait le cursus honorum. Très vite, ses talents littéraires lui attirent les faveurs des grands de ce monde, dont le second mari d’Agrippine. Il publie la Consolation à Marcia, premier texte conservé, mais sans doute pas le premier écrit. Élu questeur vers 39, il entre au Sénat et devient conseiller à cour impériale, sous Caligula donc dont la folie, la cruauté, la jalousie et les emportements lui inspireront son traité sur la colère (De Ira) comme l’a démontré Pierre Grimal. Le César, assassiné en 41 par sa garde prétorienne, est remplacé par Claude dont la troisième épouse, l’adorable Messaline, est plus qu’hostile au philosophe. Accusé (sans doute à tort) d’adultère avec la sœur d’Agrippine, Sénèque est exilé en Corse où il écrit la Consolation à Helvia (sa mère) puis sa Consolation à Polybe (secrétaire de Claude) dans l’espoir de rentrer en grâce. En 44, l’empereur conquiert le sud de l’actuelle Angleterre et Sénèque, de loin, édifie avec une redoutable efficacité sa fortune sur la colonisation de cette nouvelle province. En 48, la protection d’Agrippine, nouvelle épouse de Claude, lui permet de regagner Rome où, déjà célèbre, il devient le précepteur du jeune Néron, fils adoptif de l’empereur. Il épouse une arlésienne nommée Pauline, fille non pas d’un sous-fifre, mais du préfet chargé de l’approvisionnement de Rome, et lui dédie son traité De la brièveté de la vie (De breuitate uitae). Empoisonné en octobre 54, Claude laisse le trône non à Britannicus trop jeune, mais à Néron, dix-sept ans. Relisez Racine et Suétone. Néron prononce l’éloge funèbre de son père composé par le philosophe qui est alors honoré du titre officiel d’« ami du prince ».

 

À partir de 55, rien ne va plus, Néron prend une esclave pour maîtresse, Agrippine exige son renvoi ; Burrus, préfet du prétoire, et Sénèque défendent Néron et l’impératrice se tourne alors vers Britannicus, treize ans, qui meurt brutalement la veille de la proclamation de sa majorité. Relisez Racine. Burrus est suspecté, l’influence d’Agrippine décline, Sénèque est renforcé au point d’être nommé consul suffect. L’année suivante, il publie De la clémence… Suillius lui reproche, avec verdeur, son immense fortune acquise à la faveur du prince, Sénèque se défend dans De la vie heureuse et son détracteur se retrouve en exil. C’est compter sans la folie de Néron qui s’entiche alors de la maîtresse d’un de ses compagnons de débauche, Othon ; la nouvelle favorite s’appelle Poppée… Ecoutez Monteverdi. En 60, Néron fait assassiner sa mère et Sénèque loin de l’accuser le défend en accusant son ancienne protectrice d’avoir organisé une conspiration contre le César… Othon est chassé et l’image de Néron à jamais dégradée. La mort de Burrus en 62 affaiblit Sénèque (relisez Tacite, Annales, XIV, 52) qui demande en vain à Néron d’être relevé de sa fonction d’« ami du prince ». L’empereur remplace Burrus par Tigellin lequel exerce avec Poppée une influence catastrophique sur lui ; la maîtresse officielle tombe enceinte, Néron accuse sa femme, Octavie, d’adultère et de stérilité pour mieux s’en débarrasser et épouser la favorite. La mort de l’impératrice résout le problème. Néron de plus en plus dément est tenu responsable de l’incendie qui ravage Rome le 19 juillet 64. Sénèque lui demande de se retirer de la vie publique et, comme l’empereur refuse énergiquement, s’enferme dans la solitude, écrit, poursuit la rédaction de son plus célèbre chef-d’œuvre, les Lettres à Lucillius où il ne se prive pas d’insolence contre Néron que cet irrespect exaspère. Dès lors Sénèque se prépare à un suicide qu’il sait inéluctable. En 65, une conspiration qui vise à assassiner Néron pour le remplacer par Pison, un aristocrate banni, est découverte et, bien qu’il ne soit impliqué en rien, Sénèque est accusé de complicité et ne tarde pas de recevoir de Néron l’ordre de mettre fin à ses jours, injonction dont seront également gratifiés Pison, Pétrone et Lucain. La suite est dans Tacite (Annales, XV, 63-64) dont la lecture est plus édifiante que les romans qui encombrent les tables des libraires.

 

La postérité s’irrita de la richesse du philosophe qui ne cessa cependant d’être lu. Il avait tout, tout ce dont rêvent les sans-grade : les honneurs, la gloire, la fortune, un rang, l’intelligence et le pouvoir ; il alla même, comble d’ironie, jusqu’à se féliciter d’avoir su aussi bien surmonter tant de faveurs : « Si tout ce qui dépasse la mesure est nuisible, l’excès de bonheur est ce qu’il y a de plus à craindre, il trouble le cerveau, il entraîne l’esprit dans de vaines imaginations » (De la providence, 4) ; cet « excès de bonheur », d’autres s’en serait contenté, sans prétendre avoir réussi à en dépasser les inconvénients. Selon Sénèque, « une grande prospérité » ne fait que répandre « un épais brouillard dans nos esprits » et qu’en conséquence, il est préférable de n’être pas trop heureux pour se sentir réellement vivant, faute de quoi tout ce bonheur amollit. Cette attitude en énerva plus d’un dont Chateaubriand qui lui reprocha « d’écrire sur le mépris des richesses au milieu de ses trésors » (Sur les essais de morale et de politique, 1805) ou Nietzsche qui crache sur ce « toréador de la vertu », dans Le Crépuscule des idoles. Saint Augustin, en revanche, l’admirait, fasciné qu’il était par la magnificence de son style, comme il l’était par celui de Cicéron, il va jusqu’à attribuer au philosophe des vers de Cléanthe cités dans la lettre 105 à Lucilius ; Maître Eckhart le salue comme un « maître païen » et le cite abondamment dans son Livre de la consolation divine et dans le Traité de l’homme noble et Thérèse d’Avila traitera avec bonté saint Jean de la Croix de « petit Sénèque », notamment dans une lettre de 1575. Montaigne est sans doute son plus grand admirateur, qui le choisit pour compagnon de ses méditations : « Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où je puyse comme les Danaïdes remplissant et versant sans cesse » (Essais, I, 26), il ajoute : « Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche, y est traictée à pièces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, de quoy je suis incapable… Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et présentée d’une simple façon et pertinente » (Essais, II, 10). Racine le dévore, y revient sans cesse au point de transposer dans Britannicus (Acte IV, scène 4) une phrase que le philosophe attribue à Néron : « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire ». Michel Foucault, plus près de nous, découvre en lui (et chez Épictète et Marc-Aurèle) des éléments décisifs sur Le Souci de soi : l’examen de conscience est « de renforcer, à partir d’un constat rappelé et réfléchi d’un échec, l’équipement rationnel qui assure une conduite sage. » Et je ne parle pas de Quintilien (« Sénèque tant de fois nôtre » écrit-il dans son traité De Anima), de saint Jérôme (qui l’inclut dans son « catalogue des saints »), de saint Thomas d’Aquin, de Francisco de Quevedo, de Louis Vivès, de Jean-Jacques Rousseau, de Montherlant.



Reste l’œuvre, dont je persiste à penser qu’elle est intimement liée à la vie de son auteur, raison pour laquelle je me suis mis en tête de vous assommer en en restituant les points majeurs. Une œuvre qu’il faut aborder avec humilité et dont le ton reste aussi actuel que familier. Sans y chercher à tout prix une « leçon de vie », mais quelques conduites, quelques « règles » (dans le sens où l’entend Descartes) susceptibles de limiter les dégâts car « Il ne faut pas une grande tempête pour te mettre en miettes ; où tu te heurtes, tu te romps » (Consolation à Marcia, 11, 3). Comment éviter de se rompre ? En prenant garde certes, mais aussi en écoutant : « N’est-ce pas une folie et le pire égarement de l’esprit, quand on est capable de si peu, de désirer tant ? ». Qui le nierait ? Mais le désir est là et avec lui les passions, la colère, « pire que la débauche », la jalousie, la fureur amoureuse, les excès. De tout cela, nous devrions nous méfier, pour garder plus qu’un semblant d’équilibre, « car on prend le caractère de ceux avec qui l’on vit » (De la colère, III, 8, 1) et « il n’est pas de personne assez soucieuse de ne pas offenser qui ne blesse cependant en voulant s’en garder » (idem, III, 24, 4). Et, à la seule lecture de cette dernière phrase, nous comprenons que nous n’avons pas seulement affaire avec un moraliste mais avec un psychologue, un expert de l’âme humaine et de ses ressorts. Ainsi, dans les Lettres à Lucilius (X, 81, 32), ce passage d’une profondeur et d’une subtilité fascinantes : « Garde ce que tu as reçu. Je ne demande rien, je n’exige rien : que d’avoir rendu service ne me mette pas en danger. Il n’est de haine plus féroce que celle que produit la honte d’un bienfait qu’on a trahi. » (c’est moi qui souligne). Oui, « Nous devrions faire preuve de souplesse ; ne nous attachons pas à trop de projets ; sachons passer par des chemins où nous conduit le hasard et ne craignons pas de changer dans nos plans ni dans notre attitude » (De la tranquillité de l’âme, 14, 1). Le meilleur moyen pour nourrir cette souplesse est d’accroître son degré de conscience et de lucidité en alternant deux choses, la solitude et le monde. La première donnera le désir des hommes et le monde celui de nous-mêmes et il « se serviront réciproquement d’antidote » (idem, 13,3). Ne restons pas toujours également tendus, sachons revenir à des amusements, des choses légères, vivre s’apprend, cela demande même toute une vie ! d’autant qu’il faut (et Montaigne gardera le précepte intact) « toute la vie pour apprendre à mourir » (De la vie heureuse, 7, 3). Les autres, tous ou presque, sont un mal nécessaire, ils « t’attirent à eux (et) t’enlèves à toi-même » (idem, 7, 6), ils ne sont pas un repoussoir, non, juste un frein, un possible danger, ils nuisent surtout à la perception de l’instant : « Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente, qui est suspendue au lendemain et qui perd l’aujourd’hui. (…) Tout ce qui est à venir repose dans l’incertain : vis maintenant » (De la bièveté de la vie, 9, 1) Et Shakespeare, grand lecteur de Sénèque, ne dira rien d’autre : « Je me sens toujours heureux, savez-vous pourquoi ? Parce que je n’attends rien de personne. Les attentes font toujours mal. La vie est courte… Aimez votre vie ».

 

Méfions-nous seulement de ne pas déployer des trésors d’énergie pour un bien sans valeur, comme ceux qui s’acharnent à seulement vouloir conserver le peu qu’ils ont acquis, « Ils obtiennent avec difficulté ce qu’ils désirent, ils possèdent avec inquiétude ce qu’ils ont obtenus » (idem, 17, 4-5). Autant préférer la gratuité (si tant est qu’elle soit seulement raisonnable) : « Ce que je donne, c’est pour donner. Personne ne note ses bienfaits dans un livre de comptes pour les réclamer à date et à heure fixes comme un avide créancier. »  (Des bienfaits, I, 2, 3) – attitude qu’il met en relation avec la nature profonde du désir : « Vois l’immense désir des hommes, toujours béant et demandant toujours : tu ne t’étonneras pas, si nul ne reçoit assez, que nul ne rende. » (idem, 26, 3). Le plus important, pour ce stoïcien, est de « pouvoir supporter l’adversité avec une âme joyeuse : accepter tout ce qui arrive comme si tu avais voulu que cela t’arrive. Tu aurais dû le vouloir en effet, si tu avais su que tout arrive par la volonté de Dieu. Pleurer, se lamenter, gémir, c’est déserter » (Questions naturelles, III, préface). Mais pour garder l’âme joyeuse, il est nécessaire d’être caparaçonné… La vertu, cette force morale, ce principe romain où la volonté nous épure, s’exerce totalement, protège et n’a pour but que de se vaincre soi-même, en acceptant cependant le risque d’avoir déçu, mais les plus chers : « J’ai craint pout mes amis, je n’ai craint pour moi que de ne pas les avoir assez aimés. » (idem, IV) – cela s’appelle la grandeur, la bienveillance hors ce culte du moi qu’on reproche souvent trop vite aux stoïciens, lesquels ne supportent ce monde que par les liens d’exception : amitié, amour de la patrie, perception de l’évanescence des choses… Gardons pour bien faire notre âme disponible, comprenons que toutes les choses nous sont étrangères, toutes ou presque, et que seul le temps est à nous, et que nous n’en disposons que de peu. Pour rendre la vie agréable, il n’est même guère besoin de meubler sa solitude avec trop de lecture : « L’abondance des livres entrave : ne pouvant en lire autant que tu peux en avoir, c’est assez d’en avoir autant que tu peux en lire » (Lettres à Lucilius, I, 2, 3) – que je ne peux m’empêcher de mettre en relation avec cette sentence tiré des Pensées pour moi-même (II, 2) de Marc-Aurèle : « Renonce aux livres, ne te laisse pas distraire ». Mais à l’époque, ils n’étaient, convenons-en, pas aussi sollicités que nous le sommes aujourd’hui et peut-être même avaient-ils moins à comprendre, leurs repères étant plus stables que les nôtres. Lire oui, mais bien, et pour un profit durable. Pour garder les pieds sur terre, l’âme claire, la volonté droite. Autrement, nous risquons de considérer que « certaines difficultés nous tourmentent plus qu’elles ne doivent, d’autres plus tôt, d’autres alors qu’elles ne le devraient pas du tout. Ou nous exagérons le mal, ou nous l’anticipons, ou nous l’imaginons. » (Idem, II, 13, 5). Regarder la réalité en face, en sachant que « ce qui est faux ne connaît pas de limites » (idem, II, 16, 9). « Ta plus grande affaire est avec toi-même, c’est toi qui te fais obstacle. » (id. II, 21, 1) et, si tu n’appends pas à le surmonter tu ne feras que ressembler à ceux qui se perdent sans même le savoir : « Les hommes ne savent ce qu’ils veulent qu’au moment où ils le veulent (…) pour la plupart, la vie se joue au dès. Attache-toi donc à ce que tu as commencé, et peut-être parviendras-tu au sommet, ou du moins à ce point que tu sauras toi seul ne l’être pas encore » (id, II, 20, 6). Rien d’autre que tes réticences, tes peurs souvent infondées te retiennent car « en tout point de la terre, on peut s’élancer vers le ciel » (id. IV, 31, 11). Il faudrait ne jamais se contenter de ce qui a été découvert, sans oublier non plus que « le bonheur est inquiet. Il se tourmente lui-même (et) dérange le cerveau de plus d’une manière » (id. IV, 36, 1) ; et comme il est préférable de tendre vers l’accomplissement serein de soi, rejetons avec force cette folie qui consiste à vivre pour souffrir, y compris en cherchant « les occasions de perdre son temps ». Si tu es malheureux ce sera par ta faute, tout est fragile, tout passe, ton moi lui-même est flottant, recentre-toi, là est la sagesse, dans ce travail jamais fini, dans le fait de constater que « le plus grand mal de la vie, c’est qu’elle est toujours inachevée, c’est qu’on remet toutes choses d’un jour à l’autre. » (id. XVII-XVIII, 101, 8), car « c’est furtivement que nous sommes dérobés à nous-mêmes », sans avoir eu parfois le temps de comprendre que « ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas ; mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles » (Id. XVII, 104, 16). Alors osons ! « laissons bien vite ces trop ingénieuses fadaises (sollertissima nugas), et volons sans retard à ce qui nous peut être de quelques secours. » (id. XIX-XX, 117, 30) et si nous ne le faisons pas, c’est parce que nous sommes indignes de vivre ou fatigués d’y croire : « Le pas où nous défaillons n’est pas cause de notre lassitude, il la révèle. » (id. XIX-XX, 120, 18).

 

La traduction nouvelle de Louis Gehres est aussi magnifique que brillante. Le contraire d’une « belle infidèle », tonique, vraie. Et ses pages d’éclaircissement aussi lumineuses que brèves ; remercions-le pour ce travail où il a si bien su rendre un hommage sincère à l’un des maîtres fondateurs de notre culture ou du moins de ce qu’il en reste. Que ne gravons-nous sur la façade d’un édifice public cet extrait de la lettre à Lucilius (VI, 61, 4), en guise de point final : « La vie est assez riche de ressources ; mais c’est nous qui en sommes trop avides ; il nous semble toujours qu’il nous manque quelque chose et toujours il nous le semblera : ce ne sont pas les années ni les jours qui feront que nous avons assez vécu, mais seulement notre âme. Très cher Lucilius, j’ai vécu autant qu’il fallait : j’attends la mort rassasié. » Rassasiés… que ne le sommes-nous au lieu d’attendre ce qui vaudra notre perte !

 

Claude-Henry du Bord

 

Sénèque, Dits et maximes de la vie, traduit du latin par Louis Gehres. Édition bilingue, collection « Ainsi parlait », Arfuyen, 2015, 170 pages, 13 euros

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