"Vie de Prévost" : biographie érudite de l'Abbé Prévost (1697-1763)

Les Aventures de l’Abbé Paria

 

Biographie érudite par Jean Sgard de l’Abbé Prévost, qui vécut à lui seul autant d’aventures que tous les personnages de Manon Lescaut réunis.

 

Comme Alain-Fournier et Choderlos de Laclos, l’Abbé Prévost s’est imposé dans l’histoire de la littérature française avec un unique ouvrage. Avec cependant une différence majeure. Si l’œuvre d’Alain-Fournier se limite pratiquement au Grand Meaulnes et celle de Choderlos de Laclos aux Liaisons dangereuses, dans le cas de Prévost Manon Lescaut est l’arbre qui cache la forêt. Ce roman n’est qu’une très petite partie d’un ensemble bien plus vaste intitulé Mémoires d’un homme de qualité, et cet ensemble lui-même n’est pas loin de n’être qu’une goutte d’eau dans l’océan, puisque l’Abbé est aussi l’auteur, entre autres, d’une Histoire générale des voyages comptant quinze volumes. Il convient en outre de rappeler qu’il traduisit deux romans de l’Anglais Samuel Richardson, et aussi — ce que l’on sait moins — d’assez larges portions de l’œuvre de Cicéron.

 

L’immensité de cette production conduirait à penser qu’il passa l’essentiel de son temps assis derrière un bureau et que sa vie ne fut guère folichonne. Or c’est tout le contraire. Ce n’est pas pour rien qu’il se donna comme nom de plume (ou de guerre ?) Prévost d’Exiles. Lorsqu’il quitte son monastère sans autorisation et qu’il est poursuivi par la police de l’époque, il se réfugie en Angleterre, mais d’autres péripéties l’amènent à retraverser la Manche pour gagner la Hollande, ce qui ne lui évite pas pour autant d’accumuler des dettes vertigineuses, avant de négocier son retour chez les bénédictins français et de mourir finalement sous le scalpel d’un chirurgien qui voulait vérifier… s’il était bien mort de l’attaque d’apoplexie dont il avait été victime.

 

Inutile de préciser que cet ancêtre d’Indiana Jones écrit vite, très vite, souvent à des fins purement alimentaires. Alors même que la mode était de proposer comme traductions de belles infidèles, l’éditeur des œuvres de Cicéron qu’il avait traduites crut de son devoir de mentionner qu’il avait pu arriver au traducteur de prendre certaines libertés inconsidérées avec le texte original. Et se pose évidemment la question de la qualité des œuvres de Prévost autres que l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. La collection GF a récemment republié deux romans, l’Histoire d’une Grecque moderne et la Jeunesse du commandeur, et le premier a été mis au programme d’une grande école, mais il est douteux que ces rééditions si tardives puissent devenir des bestsellers, même si elles entendent être des réhabilitations.

 

Il y a malgré tout dans cet enchevêtrement entre les mésaventures de l’Abbé et ses activités littéraires quelque chose qui méritait d’être raconté. Et c’est très logiquement que Jean Sgard, après avoir précédemment publié diverses études critiques passionnantes sur la littérature du XVIIIe siècle en général et sur les proses de Prévost en particulier, a décidé d’écrire la biographie de celui-ci. Mais, curieusement, alors qu’on pouvait imaginer — qu’on nous pardonne d’employer ici une formule très courante, mais d’une bêtise sans nom — qu’une telle biographie se lirait "comme un roman", elle est en fait très difficile à lire.

 

Le travail d’érudition de Sgard dépasse l’imagination. Sa biographie est une véritable biographie "à l’américaine", alors même qu’il nous informe au départ qu’il subsiste finalement assez peu de documents sur Prévost (pas de trace du moindre contrat, par exemple). C’est tout juste si Sherlock Sgard ne nous donne pas le prix du billet et l’horaire du bateau que Prévost a pu prendre tel jour pour se rendre d’un endroit à un autre. Realia, en veux-tu en voilà. Malheureusement, cette multiplication des informations débouche sur une pulvérisation du texte — des intertitres jaillissent d’ailleurs à chaque page — qui interdit au lecteur, à quelque moment que ce soit, d’être "emporté" par la succession des événements. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de réclamer, pour le plaisir, une prose qui ressemblerait à celle d’un roman d’espionnage, mais une biographie n’est intéressante et ne mérite d’être écrite que si elle entend, sinon prouver, du moins montrer quelque chose, dégager une unité, sur un personnage ou sur son époque. Disons que le lecteur, sans vraiment céder à une certaine lassitude, éprouve constamment une certaine perplexité.

 

Mais c’est peut-être en cela que Sgard est fidèle à son sujet. Si l’on se souvient de Manon Lescaut et si on lit l’Histoire d’une Grecque moderne, on ne peut pas ne pas éprouver un certain agacement face à des héroïnes qui ressemblent à maints égards à d’insondables ectoplasmes et à des prétendants qui pourraient parfois passer pour des retardés mentaux. Nous ne saurons jamais, pas plus que le narrateur, si la "Grecque moderne" est une femme vertueuse ou une allumeuse perverse. Pas plus que nous n’avons su si Manon était immorale ou simplement amorale. Et si, par exemple, cet aigrefin qui se présente comme son frère était bien son frère ou un simple proxénète.

 

Le vide ontologique des personnages de Prévost serait donc le reflet de la confusion de l’existence de leur auteur — en tout cas de celle que dessine ici le pointilliste Sgard. Mais quand, flaubertien avant la lettre, Prévost arrivait à faire quelque chose de rien et à donner une dynamique à ses récits, même si ceux-ci tenaient plus de la spirale que de la ligne droite, Sgard ne nous offre que des hoquets.

 

Peut-être rejoint-il ici d’autres commentateurs de Prévost et entend-il montrer de cette manière que l’œuvre et la vie de celui-ci sont le signe  — l’emblème, diraient aujourd’hui certains — d’une société qui se meurt et qui ne tient plus que par des apparences, avec, comme chez Laclos, des liaisons si dangereuses qu’elles ne lient plus rien du tout.

 

FAL

 

Jean Sgard, Vie de Prévost (1697-1763), Éditions Hermann, coll. "la République des Lettres", janvier 2013, 28,00€.

 

■ Signalons, pour les complétistes, qu’est sortie quelque temps après cette biographie de Prévost une édition de Manon Lescaut « enrichie » par Carlo Vivari de scènes érotiques (Éditions de La Musardine). On ignore si une version du Petit Nicolas rewritée dans le même esprit est en préparation.

 

 

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