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Mapplethorpe vs Rodin ? La grâce, vainqueur par KO

Ne perdez pas votre temps (ni votre argent) à tourner en rond dans les petites salles du musée Rodin, foncez plutôt au Grand Palais et savourez chaque seconde – et cela vaut aussi pour le petit cabinet de curiosités (sic) interdit aux moins de dix-huit ans. Par contre, procurez-vous cet exceptionnel catalogue de l’exposition car, si rarement l’ouvrage d’accompagnement parvient à restituer l’ambiance et la beauté d’une exposition, il est d’autant plus étonnant de voir qu’il est nettement supérieur à ladite. Scénographie misérable qui consiste à simplement accrocher des photographies sur un mur, certaines n’étant même pas en face du jeu de reflet que les concepteurs veulent initier avec les sculptures de Rodin. Tandis que le catalogue est une pure merveille !
Les photos sont tout aussi sublimes qu’au musée, mais surtout la maquette est remarquablement ajustée, et la qualité d’impression ajoute à la magie, avec cette possibilité qui vous est offerte de pouvoir, à votre convenance, tourner les clichés dans tous les sens, jouer de la lumière du moment, contempler au plus près chaque ombre, pigment, pixel, dégradé, brillance...
Un pur bonheur qui se déroule sous vos yeux, à votre rythme, dans l’embrasure d’un délice de voyeur impénitent qui se lèche les babines devant tant de beauté révélée, rien que pour vous, finalement.


Dès la première double-page, vous êtes sous le charme : à gauche, Michael Reed (1987), à droite, L’homme qui marche (1899), symbole des formes, quête d’un absolu asexué vers le seul mouvement restitué, hommage au corps et à ses mystères. Pourtant le parcours de ces deux hommes pourrait apparaître sans rapport, à commencer par leur technique : photographie contre sculpture. Mais la pertinence du propos est à chercher ailleurs, dissimulée derrière une approche, somme toute anodine – appréhender le corps humain – mais qui libèrera d’autres démons comme la provocation ou l’érotisme, que cela soit voulu, ou pas. Et dans la libération du spectacle donné à voir ce seront aussi les images obsédantes des ténèbres refoulées enfin mises sous le projecteur, une façon radicale d’imposer une autre vérité. Cette seule force de l’abstraction poussée dans ses derniers retranchements qui donnera à la puissance formelle ses premières lettres de noblesses (Rodin) et parachèvera l’outrance (Mapplethorpe) comme mal nécessaire pour admettre que l’Homme est une machine à plusieurs multiples.


Ainsi, confronter Mapplethorpe et Rodin dans une ronde silencieuse permet de mieux voir ce que l’on a habituellement sous les yeux mais qui demeure invisible. Le premier pourchasse sans relâche la forme parfaite quand le second tente de saisir le mouvement dans la matière ; tous deux témoignant d’un instantané révélateur de cette réalité qui les entoure. Mapplethorpe a plusieurs fois affirmé que, né un siècle plus tôt, il aurait été sculpteur ; confirmant aussi que la photographie est la meilleure manière de faire de la sculpture.
Mais ce n’est pas là le seul lien que l’on peut tisser entre les deux hommes : Mapplethorpe vécut la première partie de sa vie amoureuse avec Patti Smith qui lui fit connaître la poésie, et notamment Rimbauld, ce qui le conduisit à illustrer Une saison en enfer en 1986. Et Rodin se passionna très vite pour Dante, Victor Hugo et Baudelaire chez qui il puisait son inspiration : J’ai vécu un an entier avec Dante, ne vivant que de lui et qu’avec lui, dessinant les huit cercles de son enfer, avouait-il, en 1900, à Serge Basset.


Grâce à des techniques différentes le photographe sculpte quand le sculpteur révèle une image enfouie dans un inconscient bridé par deux mille ans de tabous imbéciles. Mapplethorpe sculpte une image subjective pour dire l’essentiel et obliger la vie à sortir de sa cachette. Quand Rodin, passionné du vivant, capture chaque détail, le moindre débordement, pourchassant l’âme de son modèle. Le photographe est un perfectionniste qui travaille le grain de ses tirages pour que le rendu soit le plus pur possible, et que le regard glisse et embrasse l’ensemble de la surface. Le sculpteur pétrit la terre avec cette dextérité qui enchantait ses visiteurs : en quelques coups de pouce une forme humaine prenait corps. Mapplethorpe capturait le mouvement, parvenant derrière cet immobilisme à imposer l’intensité de la scène. Rodin, au contraire, ne demandait pas à ses modèles de prendre des poses mais les laissait vagabonder dans l’atelier, à lui de savoir saisir l’instant précis où tout se passe, transcrire l’action au vol…
Mapplethorpe enferme la représentation dans un cadre, tout semble calculé, poussant l’art de la composition à son extrême dans l’épure, touchant ainsi à l’absolue perfection. Quant Rodin s’amuse, lui, de l’imperfection et du modelé qui animent l’épiderme de la statue.
Passion des corps, sujet infini par excellence dans lequel jouer à magnifier les formes est un pari impossible dans lequel les deux hommes jetèrent toute leur force créative.

Il n’y a pourtant pas de débordement émotionnel dans les mises en scène de Mapplethorpe, tout comme les poses de Rodin, ce n’est que la quête éperdue de la beauté et de la perfection qui les animent. L’approche intuitive et expérimentale du sculpteur est, certes, à l’opposé de celle du photographe : l’un cherche ce qui se passe à l’intérieur quand l’autre fixe l’instant dans une quête d’effet. Au regardeur ensuite de faire le lien car l’intelligence vient aussi des yeux, et l’on apprend beaucoup de ce livre par le simple regard que l’on pose sur cette idée de scruter chaque centimètre pour participer à cette partie de cache-cache avec la lumière. Impeccable ou morcelée, contrastée ou impalpable, brutale ou douce, celle-ci décline d’infinies variations de la manière d’habiter l’espace du corps, des formes, du monde, souligne Catherine Chevillot, dans sa préface.

François Xavier

Collectif, Mapplethorpe / Rodin, Actes Sud/Musée Rodin, avril 2014, 260 p. – 40,00 €

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1 commentaire

une petite vidéo complémentaire pour bien vous présenter la "chose"...     :-)