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Krystian Lupa, "Utopia ‒ Lettres aux acteurs"

Lupa sur les planches


Utopia ‒ Lettres aux acteurs est le journal intime et le journal de bord du metteur en scène de théâtre polonais (mais très international) Krystian Lupa. Entretien avec son traducteur, Erik Veaux.


Ce n’est ni par coquetterie, ni par snobisme que le traducteur Erik Veaux a préféré laisser son titre polonais original, Utopia, au recueil de textes du metteur en scène de théâtre Krystian Lupa sur le travail du comédien. Il y a, explique-t-il, une connotation négative dans le français utopie qui n’est pas forcément dans le polonais utopia. L’utopie, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Utopia, pour Lupa, c’est le pays où l’on n’arrive jamais, mais où il faut arriver quand même lorsqu’on est comédien, étant entendu qu’en l’occurrence le chemin le plus court pour parvenir à destination n’est pas forcément la ligne droite.

Il est ici question avant tout d’espace, Lupa s’attachant beaucoup plus au corps du comédien qu’à sa parole. On peut d’ailleurs commencer la lecture de l’ouvrage en se penchant sur son cahier central, composé essentiellement de photographies de répétitions. Le metteur en scène a souvent des allures de derviche tourneur et l’on ne serait qu’à moitié étonné si l’on venait à apprendre qu’il détient le secret de la lévitation. Le paradoxe du comédien, pour reprendre le terme cher à Diderot, est donc associé à l’espace pour la raison suivante, toute « simple ». Pour interpréter un personnage, le comédien doit trouver en lui quelqu’un qui n’est pas lui et dont il ignorait la présence. Mais les ennuis sérieux commencent précisément à partir du moment où il trouve ce Mr. Hyde et le libère : Mr. Hyde profite de l’occasion pour s’évanouir dans la nature, loin, en ne laissant derrière lui que des bribes incertaines. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement un ennemi. Mais c’est comme un ami avec qui on se promènerait dans une forêt en pleine nuit et qu’on perdrait au détour du chemin parce qu’on n’a pas su garder les yeux sur lui constamment.

Construire un personnage, c’est donc, pour un comédien, bien plus le reconstruire que le construire. C’est essayer de le faire renaître à partir des quelques traces qu’il a pu laisser derrière lui avant de « s’évader », mais elles ne permettent pas toujours de le retrouver facilement dans la nuit. Il convient parfois de s’égarer soi-même pour retrouver le « droit » chemin. Ainsi, ce n’est pas dans cette maison au bout du champ, décor vide et insignifiant, que le comédien trouvera l’émotion qu’elle est censée susciter chez le personnage, mais bien plutôt dans l’herbe du champ qu’il traverse pour rejoindre ledit décor et qu’il pourra associer à ses propres souvenirs d’enfance. (1)

La même incertitude préside à l’enseignement du théâtre, puisque, non content de mettre en scène, Lupa donne aussi des cours de mise en scène à l’École nationale de théâtre de Cracovie. Le mot  je revient dans toutes ses notes, dans toutes ces "lettres" ‒ puisque l’ouvrage, même s’il émane directement de son journal, est sous-titré Lettres aux acteurs ‒ de façon presque exaspérante, mais on comprend assez vite que cette répétition ad infinitum n’est pas le signe d’une mégalomanie condamnable, mais d’une incertitude permanente (citons, parmi les synonymes qu’il propose pour le mot je : "my fucking me, ma conscience de soi, mon problème avec mon moi"). Au début, quand on fait cours, on débite, explique Lupa, des principes rencontrés chez Stanislavski et appris par cœur. Vient ensuite, enfin, le moment plus intéressant où l’on peut enseigner en se fondant sur sa propre expérience, mais cela n’exclut pas qu’on égrène une multitude d’inepties.

Le texte lui-même est souvent à l’image de ce qu’il dit. Le lecteur, en tout cas le lecteur profane, ne comprend pas tout et se perd souvent dans la forêt, tout autant dérouté que conduit par ce guide qui, dans la construction même de ses phrases, ne craint pas d’interrompre sa respiration, de revenir constamment en arrière ‒ on se s’étonnera pas qu’il affectionne pour ses mises en scène les textes de Thomas Bernhard ‒ et qui, comme le signale Georges Banu dans son introduction, se définirait plutôt comme un champion de l’inconfort de l’art. Mais l’obstination du voyageur (paysage est un mot récurrent dans ces textes, étant entendu que la géographie à laquelle il renvoie est à certains égards très verlainienne) et de certains de ses complices semble n’avoir aucune limite. Le but, après tout, n’est pas bien compliqué : il s’agit de chasser le théâtral du théâtre.

Les Français pourront de nouveau juger sur pièces le travail de Lupa en décembre prochain, puisque trois de ses mises en scène seront présentées à l’Odéon, à La Colline et au Théâtre des Abbesses (2), mais il nous a paru bon de poser, à l’occasion de la sortie d’Utopia, quelques questions au traducteur, Erik Veaux : n’est-il pas, lui aussi, un interprète ?


FAL


(1) On ne peut s’empêcher de penser, en lisant ces pages, qu’il est dans la logique des choses que Lupa soit traduit par le même homme qui a traduit les livres du réalisateur Andrzej Zulawski. Cet autre obsédé de l’espace, adepte du grand angle et de la caméra à l’épaule, aurait, dit-on, donné comme consigne à Isabelle Adjani pour la fameuse scène de l’accouchement dans le métro de Berlin dans Possession : "Baise avec l’air."


(2) Des Arbres à abattre, Place des héros, Déjeuner chez Wittgenstein. Ces trois œuvres sont toutes adaptées de Thomas Bernhard. On avait déjà pu voir en France, entre autres, des spectacles de Lupa inspirés des Frères Karamazov et du Maître et Marguerite.



Entretien avec Erik Veaux, traducteur


Connaissiez-vous Krystian Lupa avant de traduire Utopia ?


Non, j’ai fait sa connaissance à l’occasion de cette traduction. Je ne suis pas sûr d’avoir été le premier traducteur à qui Actes Sud avait pensé pour ce livre. La prose écrite de Lupa se caractérise par une langue complexe et "inspirée", qui ne se plie pas toujours facilement à l’exercice de traduction. Peut-être est-ce pour cette raison que, quand on m’a soumis le texte, on m’a demandé de dire d’abord ce que j’en pensais… J’ai répondu que, plutôt que de faire un cours sur la traduction, j’allais traduire les trois premières pages. L’examen a été concluant, et j’ai donc traduit l’ouvrage, mais ce volume n’est qu’une partie d’un grand work in progress, comme on dit, puisqu’il constitue, pour ainsi dire, un journal de travail de Lupa avec ses acteurs.

Pour avancer efficacement dans ma tâche, je suis allé voir Lupa et j’ai passé plusieurs heures avec lui alors qu’il était de passage à Paris. Je lui ai posé un certain nombre de questions sur le sens de certains passages, sur l’orientation qu’il fallait leur donner. Vous me dites que certaines pages vous semblent un peu obscures ? Mon ami et voisin Ludwik Flaszen, critique, écrivain, dramaturge, metteur en scène aussi, cofondateur avec Grotowski du Théâtre des treize rangs ‒ première version du Théâtre-Laboratoire ‒ et auteur du gros pavé Grotowski et Compagnie, que j’ai traduit, m’a dit, à propos d’Utopia : "Comme je suis homme de théâtre, je comprends ce que cela veut dire." Comme je suis homme de théâtre… La forme d’expression linguistique de Lupa peut être raccordée à une pratique du théâtre quand on a soi-même l’habitude de la chose. Elle se rattache en outre au mouvement Jeune Pologne, qui regroupait écrivains, poètes et musiciens au début du XXe siècle.


Puisque vous êtes vous-même, à votre manière, un "interprète", vous êtes-vous reconnu dans le portrait de l’acteur que propose Lupa ?


On m’a fait une remarque qui m’a beaucoup touché à propos de cette traduction. La première de ce type que j’aie jamais entendue. J’avais jusque-là eu droit, bien sûr, à des choses du genre : "Pas mal", "Ça a dû être dur, non ?" Mais là, Agnieszka Zgieb, à qui l’on doit une des annexes de l’ouvrage, m’a dit : "C’est la première fois que j’entends la voix de Krystian en français." Et, oui, cette remarque m’a profondément touché. Car, quand je vais voir Lupa, c’est pour lui faire préciser certains concepts, mais c’est aussi pour l’écouter. Pour écouter sa manière de parler. Car ce qu’il écrit est construit sur une respiration, et j’ai eu la chance, à partir d’une question, de le voir partir dans son discours, qui est fait comme ces textes que vous voyez. Donc, j’entends quelque chose que je garde présent à l’esprit quand je traduis. Quand je relis ma traduction, je veux entendre quelque chose qui évoque ce que j’ai entendu dans sa bouche.


C’est une méthode que vous employez systématiquement ?


J’ai traduit un livre de Zulawski intitulé Jonas. Une grande partie de ce livre m’a fait penser aux Chants de Maldoror. J’ai eu la curiosité de reprendre le texte d’Isidore Ducasse pour retrouver cette musique intérieure, cette ambiance. Non pas un mot à mot, mais un souffle permettant de rendre une vérité du texte. Mais, avant de soumettre ma traduction à Zulawski, j’ai contrôlé les moindres détails, et d’ailleurs, plus je revenais vers l’original, plus je retrouvais la musique intérieure. Zulawski, qui était plutôt avare de compliments, m’a dit pour Jonas : "J’ai relu ta traduction. Ouais… ouais… Enfin, p. 57, tu as mis cruche au lieu de mettre pot, mais oui, c’est ça, c’est ça." Jusque dans les détails, donc.


Quel plaisir vous apporte le travail de traduction ?


Il me permet de vivre plusieurs vies. D’entrer dans la personnalité de quelqu’un qui écrit et de revivre cette personnalité. De savoir que d’autres que moi existent, mais qu’on peut être l’Autre.


Propos recueillis Par FAL


Krystian Lupa, Utopia ‒ Lettres aux acteurs. Traduction et avant-propos d’Erik Veaux. Introduction de Georges Banu. Actes Sud, "Le Temps du théâtre", septembre 2016, 18 €.



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