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Au travail avec Eustache, le cinéaste de "La Maman et la putain"

REGARD SUR LA MAMAN, LA PUTAIN ET LES PETITES AMOUREUSES

 

Jean Eustache fut un cinéaste résolument à part dans le cinéma français. Fut-il même vraiment un cinéaste ? Certains hurlèrent au génie, d’autres le trainèrent dans la boue. En cause son La Maman et la putain qui fit sensation au Festival de Cannes en 1973 (la même année que La Grande Bouffe !). Un film singulier malheureusement quasi disparu depuis (aucune parution en DVD et les copies qui trainent sur le Net sont de mauvaise qualité). Je dis « malheureusement » pour ceux qui auraient le courage d’avaler les quelques 3h40 que dure ce film d’auteur.


Eustache prônait une sorte de cinéma vérité proche des concepts de Robert Bresson. Pas ou peu d’artifice de langage, images au plus proche d’une réalité. En fait – et ce livre le démontre parfaitement – il filmait ses propres souvenirs. Loin de les dénaturer il cherchait au contraire à les reconstituer au détail près. Comme Maurice Pialat le fit aussi, exigeant que la tapisserie d’une chambre d’hôtel soit modifiée pour correspondre exactement à son souvenir. Ce genre de pointillisme génère des tournages complexes voire tendus. Le temps altère la mémoire et abime les décors.


Luc Béraud – lui-même réalisateur de talent – fut l’assistant d’Eustache sur deux de ses films : l’incontournable La maman et la putain puis Mes petites amoureuses qui lui succéda. Il décide, enfin, de prendre la plume pour raconter ces deux aventures jour par jour, presque minute par minute.


"Ces pages, écrit-il, relèvent, je l’espère, de la même démarche que celle de Jean quand il écrivait ses films. À travers une succession de faits menus et d’anecdotes infimes, j’ai tenté de tracer le portrait d’un homme aux prises avec les affres de la création."


Le résultat est à la hauteur de cette ambition.

Que l’on ait vu ou non les deux films cités n’a aucune importance. Béraud réussit à nous immerger dans ces deux tournages particulièrement étonnants. Il emmène le lecteur sur les lieux qui furent d’abord ceux de l’enfance de Jean avant de devenir ceux de l’Eustache cinéaste. Rarement un récit de tournage a été aussi précis ni aussi passionnant. Tout y passe : des moments de joie – quand, enfin, on parvient à mettre un plan dans la boite ! – aux innombrables moments de doute. Eustache était tout sauf un réalisateur facile. Noyant ses errements dans la boisson (bonne publicité pour le bourbon Jack Daniels !), il n’était jamais là où on l’attendait. Un jour imbu de lui-même, le lendemain très humble, parfois mordant, parfois conciliant il eut du mal à coucher son œuvre sur la pellicule. Exigeant à l’extrême, perturbé en permanence. Ses souffrances restèrent si profondes que, pour s’en débarrasser définitivement, il se suicida.


Ainsi, grâce à Luc Béraud, on entre dans le cœur du cinéma. Loin des analyses prétendument intellectuelles, on voit comment se construit un film avec peu de moyens et beaucoup de passion. L’auteur fournit un véritable travail d’historien et son témoignage n’en a que plus de valeur. D’autant que, même si l’on sent que lui aussi a beaucoup souffert à l’occasion de ces deux films, il a surtout beaucoup aimé travailler avec Eustache et beaucoup appris. Son livre est une leçon de cinéma. Un cinéma d’une autre époque, certes. Un cinéma particulier, sans doute. Mais un cinéma qui se fait pour des bonnes raisons : dire quelque chose.


Soyons honnête : cet ouvrage qui se déploie sans tant mort ne m’a pas donné envie de revoir La Maman et la putain (dont, en réalité, je n’ai vu que des bribes) ; mais ça m’a appris de savourer une foultitude d’anecdotes (j’en suis friand) et m’a permis de voyager dans le temps et dans l’espace. Merci M. Béraud.

 

Philippe Durant


Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of), Actes Sud, janvier 2017, 264 pages, 23 euros

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