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Qui est donc Gerda Taro, la fille au Leica ?

En janvier 2011, Susana Fortes nous invitait à attendre Robert Capa – comme tout le monde, pourrait-on dire, tant André Friedmann ne tenait pas en place – et en couverture l’éditrice, Héloïse d’Ormesson, nous gratifiait de l’une des rares photos du célèbre photographe – prise avec le fameux Leica – par sa moitié, son âme sœur, sa femme (« Nous ne faisons qu’un seul et même corps », aimait-il à dire), Gerda Taro, l’immortalisant avec la caméra à l'épaule que Life leur avait confié pour suivre la guerre d’Espagne.
Sept ans plus tard, Helena Janeczek, née à Munich et installée en Italie, mais toujours polonaise au fond d’elle-même, décrypte l’autre côté de ce couple hybride et unique, pour mieux tenter de cerner cette jeune allemande d’origine polonaise, Gerta Pohorylle, qui dut, elle aussi fuir à Paris après avoir été arrêtée à Leipzig : juive et communiste, cela faisait beaucoup trop à porter sous le joug nazi…

Si En attendant Robert Capa avait tendance à glisser vers la bluette et la littérature pour adolescents, le roman d’Helena Janeczek, construit en trois parties, et donnant la parole à trois témoins-clés, trouve une dimension universelle loin d’une hagiographie hollywoodienne, mais plutôt du côté d'une chronique littéraire, témoin d'un âge révolu.

Disparue à vingt-six ans, écrasée par un char en 1937 à Brunete, pendant la guerre d’Espagne, puis éclipsée pendant plus de soixante-dix ans par l’ogre, Bandi Capa, celui-là même qu’elle aura inventé, il faudra que le hasard permette que l’on mette la main sur 4500 négatifs pour découvrir son immense talent. L’élève de Capa avait égalé, voire dépassé le maître…
Mais il n’est pas ici question de photographie, ou de concours à savoir qui shootera la meilleure prise ; il s’agit aussi du roman d’une époque, d’un moment de notre humanité à jamais disparu et qui ne pourra renaître, même en avalant les couleuvres bienpensantes que la Commission européenne nous assène.
L’époque de Gerda Taro, vue par deux de ses amis – et amants –, Willy et Georg, étudiants en médecine et l’amie de cœur, Ruth, journaliste, permet à Helena Janeczek de tisser un récit choral qui dépeint cette génération précocement indépendante, cosmopolite et libre ; jusqu’à ce que la chape de plomb fasciste et communiste s’abatte sur l’Europe. Qui irait s'imaginer aujourd'hui s’engager dans les Brigades internationales ? Seuls les fous de Dieu vont faire le djihad en Syrie… Les idéaux ont diamétralement virés de bord !

C’est aussi tout le charme du roman, de nous redonner ce goût disparu, cette amertume quand on prend conscience que désormais nous sommes tous vendus à ce capitalisme arrogant et effrayant et que nous regardons passer les trains, avachies devant notre écran, votant avec notre pouce, agissant par procuration en signant des pétitions ou en payant des campagnes de crowdfunding quand Gerda Taro, malgré sa sveltesse, la précarité de sa situation et sa condition de femme, déplaçait des montagnes et agissait selon ses seules envies…
Dans une langue pétillante au service d’une construction stylée au millimètre, le roman d’Helena Janeczk dépeint une femme lumineuse, comète parmi les Hommes, qui aura marqué l’Histoire.



François Xavier

Helena Janeczek, La fille au Leica, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, coll. "Lettres italiennes", octobre 2018, 384 p. -, 23 €
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