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Jean Sénac en intégralité

Réédition de l’ouvrage paru en 1999, cette somme poétique est diaboliquement fantastique. Voilà une langue autre. Et sans point médian. Ici rien de factice pour dire l’altérité. Rechercher l’égalité dans la confrontation des désirs. Accepter l’Autre dans sa différence. Bannir les menaces. Vivre son homosexualité comme tout un chacun sa propre vie. Sans jugement. Sans peur… Or la réalité est toute autre. Comme Pasolini, Jean Sénac a été assassiné (août 1973). L’un sur une plage, l’autre dans une cave qui lui servait de domicile. Probablement les deux pour crise de pédérastie. Sur les rives de la Méditerranée l’homosexualité n’est pas tolérée. Aussi bien dans la seconde moitié du XXe siècle que de nos jours. Poésie-brûlot à lire alors comme un manifeste. Aussi. Une manière de dire non aux intégristes. Aux imbéciles. Une manière de voir la vie différemment. Une vie de chaque instant. Une vie maudite faite de sable et de sang…

Voici donc en un seul volume l’œuvre poétique réunie. Mais qui est aussi une page de la littérature franco-algérienne (1948-1973). Un monument historique. Jean Sénac en figure tutélaire de la double appartenance. Comme une double peine. Cette mixité impossible entre les cultures française et algérienne – mutilations et métamorphoses. Seul un poète pouvait ainsi épouser les bouleversements et les espérances d’une époque. Sentir les crises et les remises en question. Persister. Demeurer à Alger après l’indépendance.

Ami d’Albert Camus et de René Char, Jean Sénac fit son entrée officielle dans le monde feutré des Lettres en 1954, en publiant Poèmes… en attendant la consécration avec Avant-corps, chez Gallimard, en 1968. Mais le programme d’écriture est depuis longtemps établi. Aucun compromis ni adhérence à une quelconque école – celle de l’Algérie coloniale pas plus que celle d’Alger. Le poète se veut libre. Et pluriel. Tout au plus l’héritier de filiations multiples derrière lesquelles nous pourrions deviner l’origine de son imaginaire inclassable. Mais ce chant en constante mutation est sa quête de vie.
Il le construira sous trois axes : l’amour dont la pression sociale va l’obliger à la discrétion ; l’identité – hypothétique pour un homme né sous le sceau de l’inconnu – ; le langage dont l’absolue exigence est la condition même du salut.

Trace du chasseur

Le seigle aux muscles adultes
marque le siffleur téméraire
belle jambe lit d’audace
où j’aiguise mon repos

Je l’imagine très jaune
dans l’air sonore des galets
fort et portant sa hauteur
comme une faux sa portée

Il parle peu salive chaque
mot puis le donne au lièvre franc
n’ouvre son cœur qu’au lit blanc
préserve son poids qui nous traque

Mais son œil de couteau chaste
défie l’eau primesautière
Dans ses plis la pierre espiègle
forme l’aveu de la chasse

Enfant de ma disgrâce marche
à grandes claques dans le cœur
Le temps s’arrête la chaleur
crie sur les tiges basses.


La poésie aura le dernier mot, nous assène René de Ceccatty dans sa préface. Oui, la poésie ne se laisse pas détruire par la mort de son auteur. La fin tragique de Jean Sénac, frappé de cinq coups de couteau, n’éteint pas l’œuvre. Si Pasolini ne se reconnaissait plus dans l’Italie qui le rejetait, Sénac commençait à se méfier des évolutions de la révolution algérienne. On lui avait fermé le bec en lui retirant son émission de radio. Entré en guérilla, il semble que sa voix politique gênait la mise en place des réseaux maffieux qui tiennent aujourd’hui le pays… En effet, soleil et fraternité ne sont vraiment pas les deux maximes qui tiennent la société civile algérienne. Or Sénac voulait y croire. Exilé des hommes mais sans jamais leur en vouloir, il restait lumineux dans la douleur. Apôtre de la non-violence : Ce que j’admire le plus au monde, c’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose, il avait entrepris des démarches pour prendre la nationalité algérienne.

Chantant l’homme de transition, Jean Sénac imagine l’homme-poète en chacun, libérant une voix multiple. De l’intimité à l’invective politique. Poète civil, il croit à la vérité des petites gens, ceux-là mêmes qui sont privés de parole. En affirmant que la poésie ne dresse pas d’écran sur la réalité, il est devenu dérangeant… La purge avait commencé, qui emportera aussi Tahar Djaout qui rendit un hommage vibrant à son ami foudroyé dans sa marche, en 1981.

Mais Sénac n’est pas devenu un poète mythique car assassiné. Jamais il ne faut tomber dans ce piège. Il est un poète incontournable de par son œuvre. Son style en équilibre avec l’influence de René Char et les rencontres arabes. Ainsi, ses vers oscillent entre rigueur ciselée et lyrisme. Tout en écoutant sa vérité intérieure – Je suis le cristal de vos urinoirs. Laissant libre cours à sa sensualité impérieuse – Vers tes hanches ce n’est pas seulement le bonheur qui augure. Son besoin de justice. Son émerveillement devant l’évidence de la beauté – La solitude n’est pas une arme, elle est la mort…
Une lecture prégnante. Une aventure poétique hors norme.

Annabelle Hautecontre

Jean Sénac, Œuvres poétiques, préface de René de Ceccatty, postface de Hamid Nacer-Khodja, Actes Sud, février 2019, 840 p. -, 29 €

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