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La sorcière Siri Hustvedt démasque Marcel Duchamp

La Littérature est tout, si bien, qu’en effet, tout est littérature, quelque soit le ton donné – ironie, cynisme – mais d’aucune manière l’on ne peut en sortir, ainsi va le monde, même aujourd’hui quand il vrille sur lui-même dans une tentative digitale de nier le temps pour n’être que ce présent dictatorial qui s’appuie sur l’éther d’un code binaire, réfutant le passé encombrant sur lequel, quoiqu’il en dise, repose toute l’humanité. Et pour refuser la réalité de ce maintenant et oblitérer la responsabilité qui est notre d’un hier commun, on fustige l’Histoire en y découpant des fragments selon les avantages à en tirer pour imposer une revendication politique et une idéologie convaincante.
Loin des Hommes le sage se voudrait capable de vivre, assis face au large, laissant son esprit se perdre en rêves, voir ses pensées s’envoler vers l’ineffable et le sacré ; mais c’est oublier l’énergie sexuelle qui ravage le corps et impose une sociabilité forcée pour assouvir ses pulsions… ou à faire un tour sur le matelas en mousse, métaphore que S.H. emploie pour évoquer ses pratiques onanistes en convoquant ses fantômes préférés. Ce qui n’est pas sans rappeler le drolatique manuel de la masturbation de Thibault de Montaigu (Voyage autour de mon sexe, Grasset) qui nous démontra qu’enfermé dans une dictature (l’Arabie saoudite) l’homme n’a parfois plus que son esprit – et ses livres – pour survivre.
Pour un artiste, le passé peut-il servir à sa cacher du présent ? Car le passé est une chose qui, lorsqu'il a planté ses dents dans votre chair, ne vous lâche plus, nous a déjà rappelé Jonathan Littell (Les Bienveillantes). Sait-on réellement où s’achève la mémoire et ou débute l’inspiration ?
Siri Hustvedt n’aura de cesse de se questionner – et nous prenant à témoin – tout au long de cet étrange roman qui rentrera, à n’en pas douter, dans le Panthéon personnel de chaque lecteur, tant le redoutable plaisir de s’y plonger incite à s’en délecter jusqu’à la dernière ligne… Roman-mémoires qui fait cependant œuvre de fiction quand le livre d’Olivier Rolin joue sur les retours d’étapes de voyages, fragments d’un monde dans lequel nos vies sont des jardins aux sentiers qui bifurquent, rappelle-t-il, et Siri Hustvedt de batailler sous nos yeux contre ses démons pour choisir la bonne route, sans être certaine qu’elle lui convient le mieux, et qu’aurait-elle suivi comme autre direction si elle en avait eu le loisir (ou le courage) ? S’offrant une année sabbatique à New York, S.H. passe ses journées à lire et à tenter de démarrer un premier roman, tout en espionnant sa voisine qui geint, psalmodie, crie de l’autre côté de la cloison. Insidieusement, elle y trouve une inspiration féministe, tente de découvrir le mal qui la hante… jusqu’à être victime d’une agression et de se voir sauver par un trio… de sorcières !
Comment créer dans l’écriture, se questionne S.H. sans sombrer dans le convenu ou le cul-cul si honni par Gombrowicz ? Problématique qui se pose inévitablement dans le dessein narratif et qui se développe ici de manière exponentielle avec l’avancée du récit qui s’ancre néanmoins dans le passé, un coup de maître qui vaut de part l’importance capitale de maintenir le rythme, avant tout ! Si le passé n’est pas un endroit qu’on peut visiter, alors en arracher des vérités revient à extraire rien de rien. Non, le passé n’est pas un lieu. Alors que nous reste-t-il pour combler le vide créé par ce manque de maintenant, par le regret, la nostalgie ? Sommes-nous victimes d’une chimie cérébrale qui nous perturbe en nous noyant sous de fausses images ? Quand les minutes et les jours s’effondrent, l’existence perd-elle sa tension ? "Est", "était" et "sera" entrent-ils en collision, formant, dans leur chute, une masse de temps indifférencié ? Le passé nous servirait alors à nous cacher du présent, l’excuse suprême pour justifier soit l’innommable (on punit aujourd’hui des crimes d’hier en étant encore plus dur), soit la condamnation (on s’accuse des crimes des anciens pour justifier une politique de victimisation) : dans les deux cas, on fait fausse route. C’est le maintenant, l’ici qui conduira à demain et non l’interprétation erronée d’un hier analysé avec les outils d’aujourd’hui sans tenir compte de l’historique. Mais pour cela il aurait fallu que Mai-68 ne débouche pas sur la haine des origines…
Vous oubliez, madame – Que nous sommes les maîtres – Observez nos règles, lui répond en ricanant la baronne Freytag-Loringhoven dans un de ses poèmes ; or, justement, messieurs, il est plus que temps de corriger ces règles, mais sans pour cela retomber dans un extrême comme cette mode de l’écriture inclusive et du point médian qui s’attaque au sacré de la langue sans résoudre l’épineux problème originel. Cette suffisance masculine, cet esprit retords qui s’infiltre, minorant l’acte d’énoncer en se disant qu’une féminisation du terme suffira à calmer l’appétit de ces dames tout en continuant à décrédibiliser sa pensée. Je n’écris pas seulement pour raconter. J’écris pour découvrir, martèle S.H. : ainsi apporte-elle son éclairage sur le vol commis par Marcel Duchamp qui s’est approprié l’urinoir renversé de la baronne comme étant son œuvre, son idée… Mais l’on continue à tenter de dédouaner l’artiste belge de son crime en arguant que, certes, Freytag-Loringhoven avait créé des œuvres scatologiques grossièrement similaires, mais aucune ne contenait la pensée qui s’exprimait dans l’œuvre de Duchamp… C’est évident, une femme, jamais, n’aurait pu penser aussi bien ce concept qui allait révolutionner le monde de l’art.
Ainsi donc, la plus grande révolution artistique du XXe siècle, ce tremblement de terre autour d’un urinoir, cette transsubstantiation d’un pissoir en Dieu le Père de l’Art moderne, serait le fruit d’une sorcière, d’une femme révoltée qui voulut se payer la face du monde… et dont l’œuvre, Fontaine, malgré sa présentation sous le pseudonyme de Richard Mutt, fut refusée, puis oubliée et ce n’est qu’à la mort de sa conceptrice, que l’infâme Marcel Duchamp s’en empara, revendiquant la paternité de ce pied-de-nez qu’il théorisa jusqu’à la nausée et imposa comme l’un des tournants majeurs de l’histoire de l’art. Or, désormais, puisque le masque est tombé, messieurs, il convient très vite de remettre les pendules à l’heure !
N’oublions pas qu’un souvenir est toujours au présent. N’oublions pas que chaque fois que nous évoquons un souvenir, il est susceptible de changer, mais n’oublions pas non plus que ces changements peuvent apporter des vérités dans leur sillage. L’oubli, s’oublier, nous oublier, jouer de la mémoire comme des histoires, n’est-ce pas finalement le destin de l’écrivain, si bien que Siri Hustvedt s’emploie avec une agilité particulière à mixer trois narrations dans un seul shaker pour que le cocktail soit épicé et suave, coloré, fourmillant et linéaire, déroutant et érudit, livrant scoops et citations dans un patchwork admirablement troussé. Rythme et style, conjoints soudés par la teneur du récit, déroulent histoire, journal et projet de roman dans une cascade de polices étourdies qui peignent des décors sur des miroirs, chantent des musiques sur des lits en mousse, organisent des messes dans des salons, agitent des soupirs dans les désirs érotiques qui parfois finissent mal, évoquent la pulsion de meurtre dans l’écho du deuil d’un enfant, cloisonnant d’un côté l’autre du mur deux destins soudain reliés à la manière des deux faces d’une même pièce…
L’écriture comme deuil, l’écriture comme maladie, l’écriture comme exorcisme, l’écriture comme vengeance… L’écriture, ce tout fait art dans les mains de son auteur qui pianote sur le clavier la matérialisation de la transe qui le dévore ; l’écriture en exutoire d’une rage d’impossibilité…
Ce portrait de l’artiste en jeune femme contient son lot de livres, de souffrances, de souvenirs et de tentatives d’écriture : tout un univers épars qui s’unie par la magie d’une langue maîtrisée, d’un style vivace, allègre et précis, peignant décors et personnages secondaires avec la précision d’un peintre du XVIIIe siècle, chaque détail étoffant ledit ou son absence le floutant à dessein, donnant à cette extraordinaire vue d’ensemble une dynamique cinématographique qui impose son rythme au récit, et maintient le lecteur dans une transe hypnotique qui l’empêche de refermer le livre.
Siri Hustvedt est une sorcière, on vous aura prévenu…

François Xavier

Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf, illustrations de l’auteur, Actes Sud, septembre 2019, 336 p.-, 22,80 €

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