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L’amour-passion au-delà du genre

Une rencontre à Nantes, en 1909. Une jeune fille de dix-sept ans, toute timide, Suzanne Malherbe fille de médecin, fait la connaissance de Lucie Schwob. Elle a quelques années de plus. Mais surtout elle brille d’une folie particulière. On dit qu’elle l’a héritée de sa mère, internée. Son père, un riche juif allemand tente de la protéger… Les premières vacances communes, puisque les familles sont amies, se déroulent normalement. Mais la fascination qu’exerce Lucie sur Suzanne va très vite se métamorphoser en amour inconditionnel. Pur. Éternel…

Je ne nous considère pas comme des lesbiennes. Nous sommes simplement deux personnes – deux personnes dont il se trouve qu’elles s’aiment. Nous sommes des femmes dont il se trouve qu’elles s’aiment.
Le genre n’a rien à voir. Je t’aimerais quoi que tu sois. Homme, femme, hermaphrodite…


Malgré l’opprobre que cela risque de jeter sur leurs familles, elles osent vivre leur liaison qui s’épanouit au fil du temps. Et le destin s’amuse à les réunir encore plus : veuve, la mère de Suzanne finit par épouser le père de Lucie qui a fini par divorcer. Les voilà donc sœurs… Las de l’ambiance provinciale, elles partent s’installer à Paris. Libres aussi d’assumer leur amour – et d’être couvertes par leur statut de sœurs – ce qui leur permet de côtoyer le mode des arts & lettres. En perpétuelle remise en cause de la société, elles s’affublent d’un nom d’artiste : Claude Cahun pour Lucie, et Marcel Moore pour Suzanne… Les cercles artistiques leurs ouvrent les bras : Dali, Michaux, Desnos… Elles font la connaissance d’Adrienne Monnier, une libraire qui vit avec une certaine Sylvia et puis Soupault, Breton s’inviteront dans leur cercle d’amis…

En 1920, elles emménagent à Grenelle, s’emballent pour Dada qui faisait les délices de l’illogique et de l’absurde. Lucie écrit, Suzanne photographie. Dès 1921 elles font un premier séjour à Jersey, au St Breladès Bay Hotel et tombent amoureuses de l’île. Elles s’y installeront définitivement, fuyant les échecs commerciaux des romans de Claude. Si Héroïnes, paru en 1925 fut salué par Michaux qui écrit partager le délicieux isolement si bien campé, le livre suivant sera ignoré par la critique.
Elles vivront donc leur art et leur amour loin du bruit et de la fureur du monde. Et de cet antisémitisme qui se développe. Mais la guerre les rattrape. Les nazis envahissent l’île. Elles ne peuvent s’empêcher de vouloir s’interposer. Résistance de pacotille, elles échouent bien vite dans leur tentative et finissent en prison. Condamnées à mort leur peine et commuée en réclusion à vie. Elles ne seront libérées qu’à la fin de la guerre…

Inspiré des vies de Claude Cahun (1894-1954, photographe et écrivain, nièce de l’écrivain Marcel Schwob et petite-nièce de l’écrivain Léon Cahun) et de Marcel Moore (artiste nantaise décédée en 1972), ce roman nous plonge dans le mouvement surréaliste. Un axe développé par la voix de Suzanne qui revisite cette drôle d’époque. Un regard acéré. Une vision au scalpel qui dévoile les conditions que les lesbiennes devaient affronter.
Rupert Thomson s’est fortement documenté avant d’écrire ce grand roman. Une manière d’hommage à l’amour quel qu’il soit. Une forme de justice rendue à ces deux femmes dont l’inventivité et l’accomplissement furent bien souvent ralentis, voire empêchés. L’innocence n’est pas encore la seule clé qui ouvre les portes de la société.

Annabelle Hautecontre

Rupert Thomson, Jamais d’autre que toi, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, novembre 2019, 320 p.-, 22,80 €

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