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L’enquête de Marcin Wronski redistribue les cartes

Peut-on conserver son éthique dans une guerre, qui plus est la Seconde Guerre mondiale ? Jonathan Littell s’était posé la question à travers son personnage extraordinaire qui traverse Les Bienveillantes dans cette inconsciente lucidité qui cloua lecteurs & commentateurs à leur siège, à l’époque de sa sortie…
Marcin Wronski aborde aussi cet état d’esprit en posant la problématique sur un autre plan : celui de la loyauté. Le commissaire Zyga Maciejewski doit-il rester loyal à son pays ? à son enquête ? à ses idéaux ? Peut-il se permettre de servir l’occupant sous prétexte de continuer à traquer un assassin ou doit-il prendre le maquis ? Sera-t-il plus efficace au sein de la machine policière polonaise sous le contrôle nazi ou dans la forêt ? Vaste et délicat sujet que Wronski (écrivain et journaliste, né en 1972 et vivant à Lublin) ose aborder sans complexe dans un pays qui a dernièrement défrayé la chronique en votant une nouvelle loi (1er février 2018) qui interdit aux historiens de travailler sereinement sur la question juive durant cette période de l’Histoire…

C’est là que le roman intervient comme un faux tain qui permet au commentateur de se cacher derrière ce drôle de miroir et de nous renvoyer à la figure tous les maux qui siphonnent les sociétés des Hommes – sans risquer l’anathème du récit officiel – avec cette particularité slave qui donnent à ces romans-là, de Dostoïevski à Gombrowicz, une couleur extraordinaire, une ambiance qui va du glaciale à l’extase pour embraser une lecture devenue atone de nos jours. À l’égal de Szczepan Twardoch qui nous présenta dans Morphine (Noir sur Blanc, 2016) un dandy désemparé qui erre dans une Varsovie en ruine, occupée par les Allemands en 1939, Marcin Wronski trafique les canons du roman noir pour glisser quelques vérités impitoyables dans un récit haletant et drôle parfois, campant des personnages beaucoup plus complexes que leur entièreté de façade ne laisserait envisager. Un voyage poignant au cœur de la machine administrative nazie, du ghetto juif, des camps ; tout un monde oublié que seuls certains historiens ont analysé et qu’une légende tend à rendre uniforme et inhumain. Or, justement, cette guerre dévoila l’impossible furie des Hommes envers eux-mêmes, de cette cruauté si humaine, et plutôt que des voyages in situ ou des cours magistraux donnés par des professeurs, rien n’approchera au plus près cette vérité incroyable et impossible à admettre, que les narrations fictives des romanciers dont la liberté est totale, le don et le génie présents, pour nous plonger au cœur des ténèbres du XXe siècle.

Rien ne nous sera épargné du calvaire polonais, et certainement pas ce jour de juin 1943, quand Zyga Maciejewski tombe sur un document officiel, l’Amtliches Material zum Massenmord von Katyn : trois cents pages et… plus de 4143 macchabées. L’un des pires massacres de l’Histoire. Un crime de guerre qui ne fut reconnu par l’URSS qu’en 1990 – et jusque-là imputé aux nazis – parmi tous les crimes commis à l’encontre du peuple polonais pour que jamais il ne se relève après-guerre . À Katyń, outre l’armée polonaise, toute l’intelligentsia fut décimée en ciblant les étudiants en médecine, les ingénieurs, les enseignants, etc. : une purge voulue par les soviétiques pour saigner définitivement cette Deuxième République de Pologne de ses élites.

Ainsi il faudra, comme pour Littell, savoir aller plus loin que le premier regard, que ce pessimisme si cher à l’état d’esprit de l’Est, car derrière la noirceur dévoilée par Zyga – qui tâtonne, conscient de ressembler de plus en plus à l’inspecteur Lohmann car son Lublin, tel le Berlin de M le maudit, regorge de suspects… mais les preuves manquent toujours à l’appel – surnage une lueur éteinte qui se réveille chaque matin, phénix des possibles même quand le monde semble détruit à tout jamais. Entre un pervers qui assassine les jeunes filles et l’amour d’un Allemand pour une juive paralysée, parvient à se glisser une musique de la vie, un désir d’ailleurs, une porte qui s’ouvre sur l’impossible ; une preuve que l’amour, quelque soit le nom qu’on lui donne où l’endroit où il va se nicher, produit cette force qui engage un homme à se surpasser, à oser affronter ce qui semblerait impossible…

Au nom de l’enquête est aussi une cartographie d’une Lublin détroussée, retournée, niée par les Allemands – le siège des SS de la région s’y trouvait ainsi que le commandement général des camps – qui, pourtant, la revendique, elle qui était allemande au XVe siècle et qui s’appelait alors Lebelein ; mais on ne maltraite jamais autant ce que l’on ait sensé aimer. Pilonnage, destruction systématique, renversement de l’urbanisme ; la modernité nazie s’impose au cœur même de la vieille ville.

Pourchassant les fantômes du passé, soldant les comptes avec la mémoire oubliée d’une Pologne a jamais martyre, Marcin Wronski pose sur la table les tripes d’une Histoire totalement équivoque qui n’aura de cesse de demander à être rappelée encore et encore pour que les marqueurs de l’identité de l’être humain parviennent, un jour peut-être, à différencier l’horreur de l’humanité et à la bannir définitivement. En attendant ce jour béni, la vérité nous poursuivra dans toute la splendeur de sa violence infinie…

François Xavier

Marcin Wronski, Au nom de l’enquête, traduit du polonais par Kamil Barbarski, coll. "actes noirs", Actes Sud, janvier 2020, 432 p. – 23,50 €

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