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L’envoûtant sfumato littéraire de Vilas-Matas

Cette vapeur qui serait de la brume si elle pouvait voler et que le peintre suggère avec quelques coups de pinceaux astucieux, ce fameux sfumato que l’on retrouve aussi bien chez Zao Wou-Ki que Monet ou Baltazar, le voici qui filtre entre les lignes de cet extraordinaire roman-monde, somme d’un tout qui n’est rien qu’une suite, une fuite musicale de mots repris, ré-enchâssés dans de nouvelles phrases pour tenter d’ouvrir cette sempiternelle porte qui se refuse à l’Homme depuis qu’il osa réfléchir sur le sens de sa vie…

Deux frères, l’un écrivain l’autre falsificateur ; l’un fournissant à l’autre mille et une techniques et autres citations pour mener à bien son œuvre américaine après avoir renié ses premiers écrits catalans ; l’un devenu une célébrité mondiale et qui se cache de la presse au point d’en devenir un mythe, l’autre qui se terre à Cadaquès dans les ruines de la maison familiale qui s’incline dangereusement vers la mer.
Les deux qui vont devoir se rencontrer après vingt ans de courriels sibyllins et de rancunes tenaces mais contenues sur fond de dépendance financière et de matériau de première main. Mais lequel est-il le véritable écrivain ?

Enrique Vila-Matas jubile dans ce roman foisonnant qui pétille d’intelligence et d’érudition tout en invitant une graine de folie sans qui, du style au rythme, de la musique à l’action, un roman ne serait pas ce qu’il est : un pur plaisir d’évocations. Ainsi Rainer, l’écrivain reconnu, se complait-il à jouer l’homme-mystère quitte à convoquer la rumeur sur Thomas Pynchon dont le V demeure en chaque lecteur pour l’éternité ; comme quoi il n’aurait pas écrit tous ses livres, voire il n’existerait même pas… Tout ça parce que lui aussi n’aime pas raconter sa vie aux journalistes.

La vie, voilà le sujet central : quelle vie pour un créateur ? Celles des autres magnifiée ou la sienne amplifiée ? Comment écrire sans plagier ? Fiction ou non-fiction ? La tentation de copier intégralement la vie de son frère titille Rainer : raconter la vie d’un fournisseur de citations, fasciné d’être dans l’ombre – et seulement – pour adorer les phrases isolées, être cet intertextuel toujours au bord de la falaise – au sens propre comme au figuré…
On devine la malice qui conduisit Vila-Matas à construire ce roman-ci, puisant dans son vécu, invitant ici et là quelques souvenirs recomposés, plongeant le lecteur dans cette éternelle question du Quoi sur fond de mouvements indépendantistes catalans et de foules en mouvement, survolées par les hélicoptères, donnant à certaines scènes la puissance d’Apocalypse now. Chaos dehors, volupté perverse en ce jardin où les deux frères conversent, duel de la pensée cartésienne contre l’esprit des possibles ; vivre cet instant où se projeter vers l’avenir ? Mais lequel : continuer à écrire – quoi ? pour qui ? – où filer à l’anglaise dans les brumes matutinales pour parachever la légende urbaine et passer à autre chose.
Dilemme de tous les jours, quoi que l’on fasse dès lors que l’on puise en soi la raison d’être ici-bas.
Stoïques, les deux frères nous orientent vers une voie praticable sans trop de risque de nous noyer, quelque puisse être le tragique de l’existence.

 

François Xavier

 

Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, septembre 2020, 245 p. -, 21,80 €

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