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Yasmine Chami repousse les limites du désir

Contingences, vous me tuez. Voilà l’ennemie du bonheur. Ces codes civils, sociaux, culturels qui nous enferment. Au-delà de la morale. Derrière la religion. Tapis sous les convenances, les us et coutumes. Les mauvaises habitudes. Les ressentis, les frustrations, les idées reçues. Tout un cheptel d’arguments pour refuser, juger, condamner, bannir… Ainsi, comme toute histoire d’amour qui finit mal, Ismaïl ose l’honnêteté après trente années de mariage. Rompre, partir, oser un amour passionnel avec une jeune femme. Et plus il restera dans les clous, plus il prendra de coups. À croire que l’Homme n’a de cesse de rabaisser, de torturer, de contraindre. Chaque aveu, chaque décision qui semble couler de bon sens, impose sa déflagration. La femme trahie, l’amante incomprise, les enfants indignés, les amis dépassés.
Conseils et incitations ne font pas flancher Ismaïl qui quitte Médée, la mère de ses trois enfants. Meriem se crispe de ne pas arriver à se glisser dans son nouveau rôle. Malgré les célébrations nocturnes où les corps s’apaisent, les esprits rechignent dès le matin à renouer une alliance. Fallait-il rester dans l’adultère et les heures volées ?

L’amour dévoile ici toute la violence qui l’entoure. Toute la suffisance qui s’est déployée depuis des siècles autour de ce concept inventé pour justifier la présence de l’homme au sein de la cellule familiale pour partager l’éducation des enfants. L’homme aspiré par l’ailleurs, qu’il soit lié à son travail, son désir, sa créativité… Entreprendre au-delà des possibles, par dessus les frontières civiles et/ou sociales, une schizophrénie infernale qui détruit à petit feu l’âme de tout un chacun. Comment répondre à ses desseins individuels tout en respectant les codes communautaires ? Le Maroc contemporain se fracasse contre la modernité. Et dans ce grand-écart Médée est la plus forte. Elle parviendra à développer son œuvre de sculptrice en sus de ses "devoirs" de femme-mère-amie alors qu’Ismaïl sera dévoré par son métier de neurochirurgien ; à croire que le sexe faible est bien le premier (sic).

Yasmine Chami déploie des trésors d’intelligence, de subtilité d’analyse pour peindre ce Maroc des années 1970 au début 2000, où les femmes portent à bout de bras le destin du pays alors que les hommes se pavanent dans l’utopie ou la course au pouvoir. Invisibles mais indispensables au maintien du tissu social, elles entoureront Ismaïl (mère, sœurs, femme, amante) pour son plus grand malheur, lui imposant une place trop grande pour lui, des responsabilités pesantes et un devoir de réussite oppressant.
Croyant à un nouvel amour quand il n’est finalement question que de désir, le héros devra descendre de son Olympe dans une spirale mortifère. Porté par une écriture vallonnée qui serpente entre décors, émotions, situations, le roman brûlera de plus en plus cette chair convoitée, choyée, martyrisée. Dans l’altérité comme dans l’identité. Face au miroir ou devant l’océan, l’homme seul devra admettre ses limites. Regarder la course du temps. Convenir de rester à sa place.
Avec une fin dynamitant définitivement le chemin escarpé du rêve éveillé, ce roman puissant sera le révélateur des démons de midi qui ne sont rien d’autre qu’un appel à plus de vie.

Annabelle Hautecontre

Yasmine Chami, Dans sa chair, coll. Domaine français, Actes Sud, janvier 2022, 192 p.-, 19 €

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