http://www.actes-sud.fr/

Attila Bartis : l’amour est-il la fin de tout ?

Faut-il toujours chercher le défaut d’amour dans la dégradation – ou l’absence – de construction mentale du sujet ? Absence d’amour parental – quitte à en devenir un besoin vital, comme évoqué dans le Saturne de Sarah Chiche – ou incompréhension dudit pour Andras Szabad, notre narrateur, élevé par sa mère dans un petit village de Transylvanie jusqu’au retour de prison de son père, en 1956, qui coïncide avec son décès. Absence fulgurante de la mère, (re)découverte du père avec qui partager un quotidien morne, dans une banlieue décrépie de Budapest…
Quel sens donner à cette vie sous le joug du totalitarisme communiste ? Face aux errements de son fils et dans l’optique de le détourner d’une réalité acerbe et dangereuse – la police politique est partout – il lui offre pour son anniversaire un appareil photo. Par l’entremise du viseur Andras va appréhender autrement l’environnement qui est le sien, voir le monde en instantanés et révéler la grâce des expressions que le visage ne peut dissimuler. Malgré une peur tenace il avancera petit à petit à la rencontre des autres, connaîtra Éva, l’amour de sa vie, et peuplera son univers mental d’ombres et de lumières, cristallisant l’éphémère comme ultime preuve d’un état mental ouvert à d’autres possibles que ce seul matérialisme communautaire frappé d’idéologie surannée…

Bâti sur un ensemble de vignettes que le photographe aurait éparpillé sur la table, ce gros volume qui se dévore comme un gâteau savoureux, joue d’aller-retours dans le temps sans troubler la marche du récit. Il faut dire que c’est admirablement écrit et que le style indirect des dialogues permet des juxtapositions qui entraîne le lecteur dans un jeu de cache-cache entre le ressenti, le sentiment du locuteur, l’impression du décor, la réalité de la scène, la réversibilité, l’Histoire, les nombreux personnages hauts en couleur…
La littérature d’Europe centrale, à l’image d’Arpad Soltész, Iouri Bouïda ou encore l’exceptionnel Szczepan Twardoch (Morphine) est porteuse d’un éclairage particulier qui la signale d’emblée aux premières lignes lues. Au-delà des sujets traités qui replace l’Homme au centre d’une métaphysique question d’amplitude à un devenir, la technique narrative qui imprime l’ambiance, l’atmosphère, la couleur et le rythme peignent une aura qui envoute et capture l’attention. Tous ces grands auteurs, dont Attila Bartis fait partie, œuvrent à bâtir une empreinte culturelle au-delà des frontières, dans une réflexion profonde sur l’absurdité de la vie, l’indispensable nécessité d’être heureux, son impossibilité chronique due aux rapports de force nés de toute relation humaine – qui plus est amoureuse – d’où il en découle cette fatalité existentielle à laquelle tente de se raccrocher certains personnages. Loyauté à la patrie, au parti, à la religion, pis-aller pour oublier, quand l’honnêteté conduit à la folie. Vivre seul serait tout aussi impossible que vivre à deux. Alors que faire ?

Andras est-il est un génie libéré par le surréalisme, sans le savoir ? Il shoote à l’instinct, avec une forme d’automatisme qui, selon André Breton, libèrera la spontanéité, l’amour et la surprise. D’ailleurs ne fait-il pas la connaissance d’Éva en la surprenant en train de faire l’amour dans un parc ? Un cliché volé, un regard puissant de la belle fixant le photographe pendant l’acte et le réel explose dans ce retour à l’organique. Les mécanismes vivants se réveillent et emportent tout, délaissant l’ordinaire dans sa routine pour titiller la pensée et inviter l’Autre à entrer dans la ronde. Mais cette danse offre-t-elle autre chose qu’un amour spirituel et l’oubli du corps ? Or, nos deux tourtereaux n’auront de cesse de baiser – et non faire l’amour ? – comme si l’appel des corps redonnait sens à la vie, coupant cet état spirite pour laisser au monde toute sa place physique…

Emboîtées dans un faux bric-à-brac, les vignettes d’Attila Bartis composent une extraordinaire palette des fulgurances que l’âme humaine perçoit au fil du temps dans la lente descente vers la mort. De la peur d’enfanter au désespoir de la perte des anciens, des remords aux regrets, tout semble n’être que question de choix, donc d’automatisme, finalement : appuyer sur le déclencheur – mais à quel moment – est tout aussi délicat que prendre une décision qui peut sembler anodine, ridiculement simple comme d’aller ou pas au cinéma, prendre un verre, voir des amis, mais dont découlera ensuite des répercutions inattendues, parfois décevantes, contradictoires… tandis qu’en s’isolant la bulle protectrice est sensée agir, mais demeurer seul, même pour Andras qui recompose à l’aide de l’agrandisseur ses photos sous la lumière rouge n’est finalement qu’un leurre.
Alors fuir ? Mais pour aller où ? Demeure la photographie qui invite à une autre dimension, no man’s land spirituel où l’image fige l’émoi.

 

François Xavier

Attila Bartis, La Fin, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Carles Zaremba, Actes Sud, février 2022, 526 p.-, 24 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.