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Lucrèce, l’héroïne universelle

Quand il écrivit son Histoire de Rome depuis sa fondation, texte aussi sobre dans son style que puissant dans son propos, Tite-Live prenait d’office rang parmi les plus grands écrivains latins. Il sait qu’avec son récit sur Lucrèce, il place dans une lumière particulièrement vive un des exempla féminins les plus admirables. Mais il ne se doute pas que ce texte sera également impérissable dans la durée et d’une portée universelle. Car le drame de cette femme assiégée à qui Sextus Tarquin a pris l’honneur ainsi que l’écrit Tite Live, sera de siècle en siècle et jusqu’à nos jours l’objet de somptueux tableaux, de textes littéraires de haut vol incluant aussi bien Dante que Giraudoux, de musiques évocatrices, Benjamin Britten après Haendel et sa cantate ayant composé un opéra en deux actes sur le thème.
La dignité, l’honnêteté, le courage, l’attitude de Lucrèce avait en effet de quoi marquer durablement le pouvoir de création des poètes comme des artistes. Parmi ces derniers, citons Titien qui dans son tableau de 1570 (il y a trois versions), nous donne à voir l’assaut d’avant le suicide de l’héroïne romaine, Rembrandt qui la magnifie dans deux œuvres profondément émouvantes, Véronèse qui la pare d’une richesse vestimentaire qui n’enlève rien à la gravité de l’instant et Claude Vignon qui exécute vers 1640 une œuvre dans l’esprit du temps, maniériste certes mais très humaine. On pourrait mentionner aussi Giambattista Tiepolo, Fragonard ou encore Balthus qui adoptent d’autres perspectives, non moins séduisantes.  
Professeur à l’Unité d’histoire de l’art de l’Université de Genève, Henri de Riedmatten se concentre dans son ouvrage sur une période oh combien féconde et diverse, les XVe et XVIe siècles, et les deux foyers majeurs de l’art européen d’alors, l’Allemagne et l’Italie. Plus précisément, sur le vaste périmètre qui relierait Strasbourg, Nuremberg, Augsbourg et Bâle d’un côté, Florence, la Toscane et Rome de l’autre, avec pour chacun des extensions complémentaires, Venise avec Lorenzo Lotto, Anvers avec Joos van Cleve. Les liens entre ces régions sont denses, autant commerciaux qu’artistiques. Jacopo de Barbari par exemple s’est installé à Wittenberg et l’auteur rappelle que les échanges et l’admiration réciproque entre Raphaël et Dürer sont connus et documentés, une preuve souvent oubliée de ces fervents échanges entre artistes. La gravure est, on le sait, un des moyens essentiels de diffusion des images, un réservoir de motifs et un bon moyen de connaître les innovations artistiques ayant cours dans certaines régions d’Europe. Si les artistes restent fidèles aux codes de leurs propres écoles, ils se révèlent singulièrement inventifs dans le cas de Lucrèce.
Les nombreux exemples pris par Henri de Riedmatten et les angles de comparaisons qu’il choisit afin de présenter en quelque sorte de façon transversale les représentations et les significations du geste de Lucrèce, qu’il soit jugé politique, érotique et religieux, sont à l’évidence le résultat d’un immense travail, de longues recherches et d’analyses précises, ce qui fait que même si sa lecture est exigeante, son livre est passionnant et réellement instructif. La bibliographie offre à celui qui souhaite d’autres références des explorations illimitées. Ces pages s’inscrivent donc dans la lignée des auteurs qui se sont intéressés au geste fatale et à sa dimension pour ainsi épique, et en accroissent le sens vu sous le prisme de notre époque.

Pour amplifier ainsi l’intérêt de sa démonstration et proposer de nouveaux prolongements aux études antérieures, il s’appuie sur une quantité de détails dont la minutie devient lumineuse et nécessaire tant ils contribuent à expliciter l’intention des artistes, à intensifier leurs manières personnelles de traduire les attitudes de Lucrèce et à exalter sa dignité dans la détresse et ce dont elle atteste, la beauté jointe à la vertu.
Ainsi notamment de la position du bras et de la main qui pousse le poignard, des vêtements qui habillent et dévoilent, des regards de l’épouse infortunée qui dévisagent le spectateur, le prennent à témoin, se ferment de douleur.
De Marcantonio Raimondi et Francesco Francia à Hans Baldung Grien et au Maître du Saint-Sang, c’est en synthèse non seulement une ample vue sur la gamme des esthétiques qui différencient l’Allemagne et l’Italie, mais sur les arbitrages qui sont prononcés quant à la décision de l’héroïne de préférer la mort à la honte.
Partant de la longue spalliera de Botticelli (tempera et huile sur bois, entre 1496 et 1504), l’auteur souligne la dimension politique du corps étendu qui sera l’élément fondateur du discours de Brutus et l’instauration de la République. De même, devant la série des Lucrèce de Lucas Cranach l’Ancien (trente-cinq versions de lui ou de son atelier sont conservées), Henri de Riedmatten précise que l’érotisme patent de cette figure est tout autant un paradigme de chasteté. On est là au sommet de l’art du peintre qui, usant d’une facture doublement raffinée, déjoue l’œil concupiscent par un surcroît de pudeur. Colliers, bracelets, transparence des voiles renforcent paradoxalement la diaphanéité de la nudité. À comprendre dans le contexte de la Réforme qui domine en Allemagne, l’étape suivante dès lors s’impose.
Aux dimensions précédentes s’ajoute la notion religieuse, le sacrifice devenant acte réparateur et Lucrèce victime innocente et propitiatoire. Le poignard menaçant de Sextus Tarquin a dans le déshonneur baissé sa garde face à celui, triomphant, de Lucrèce. Au jugement de l’histoire, la Lucrèce de Tite-Live n’a rien perdu de sa grandeur passée et à tout le moins actuelle.  

Dominique Vergnon

Henri de Riedmatten, Le suicide de Lucrèce, Éros et politique à la Renaissance, Actes Sud, collection Les Apparences, septembre 2022, 304 p.-, 32€

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