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Peindre salé à Palerme

Initialement nommé Peindre salé dans les avant-programmes, cet envoûtant premier roman d’Yves Chaudouët (né en 1959) – mais non premier livre – aurait mérité de conserver son titre car Palerme ne joue qu’un rôle secondaire de décor qui aurait pu être une île grecque, Malte, Capri… alors que le sel, lui, au contraire, s’infiltre par tous les pores dans les personnages. Sel de la concupiscence, sel du désir, sel sur les plaies, sel culinaire – ah la gelée de pastèque au jasmin –, sel marin ; bref la couleur en est ainsi, salée, même si l’on ne perçoit pas d’emblée toute son importance. Là intervient le talent de l’auteur qui, comme dans tout premier roman, jette l’ensemble de sa force créatrice, et l’on assiste à une sorte d’Amélie Poulain littéraire où chaque plan, chaque phase narrative est une trouvaille, une idée nouvelle. Dès l’ouverture le ton est donné par un style décalé – oui, je sais, j’insiste toujours sur l’importance du style, mais c’est lui la colonne vertébrale du livre, sans style ce ne sont que des pages reliées sans importance qui finiront dans la benne jaune – or ici la première phrase nous saisit, captif on la relie, puis on glisse à la deuxième, la troisième et l'on comprend que Chaudouët est un homme de l’image – peintre, photographe – qui place donc sa narration comme une présentation d’avant tournage, tutoie le héros, déploie ses intentions et peint le décor… Un écrivain de la langue et de la précision, implantant une ambiance particulière, unique, que j'associe très vite à l'univers de Jean-Paul Goux, autre grand écrivain trop peu connu.
Au chapitre suivant, le style se rapproche d’une normalité car l’action a changé mais le détail se déporte et le sel continue de picoter. Notre voyageur solitaire déboule du Nord pour se perdre dans Palerme et surtout admirer un tableau – l’Annunciata d’Antonello da Messina – et, échange quelques mots avec le sujet sur la toile. On le prend pour un fada alors les gardiennes le laissent tranquille. J’ai pu prendre la route, je devrais être capable de prendre le temps. Sujet éternel et délicat que celui du sablier : quand le retourne-t-on ? après quoi court-on ?
Dépouillé et contraint de vivre dans un foyer de migrants, il prendra le nom de Fitch pour se présenter, errera quelques jours – d’un pas du fugitif lent – avant d’échanger son coup de crayon contre gîte et couverts et ainsi le voici la coqueluche d’un petit bar du port de pêcheurs, leur Van Gogh à eux, qui fait le portrait des clients dans son atelier-chambre au-dessus des cuisines. Plongé dans le monde en creux des invisibles : un duo de gérants – père et fils –, un flic qui poireaute sur sa chaise – en attendant quoi ou plutôt qui ? –, une belle journaliste qui est bien trop distante et orgueilleuse pour ne pas cacher un secret ; bref un aréopage de Siciliens au charme salé et aux mœurs entières, comme tout insulaire qui se respecte.
Comme toutes les histoires d’amour et de police, cela se terminera… d’une certaine manière. Gare à celui qui en plongée s’égare dans la verticalité et se retrouve piégé dans ce seul axe. / La compagnie de la perle ne le sauvera pas de la noyade.
Un grand roman contemporain aux multiples portes, un voyage intemporel au pays des Humains, chronique de notre perte annoncée ou prémisse d’un repenti salvateur : à entendre selon l’humeur mais à savourer sans modération.

François Xavier

Yves Chaudouët, Peindre à Palerme, coll. Domaine français, Actes Sud, avril 2023, 224 p.-, 21,80 €

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