L’acuité subtile d’Adriana Langer

Sont-ce les érines, les scalpels, ces instruments qui coupent et tranchent, qui auraient habitué l’auteure à parfaire l’acuité de son style ? Il y a quelque chose de pointu et de très aiguisé dans la prose d’Adriana Langer. Cette fois, elle nous conte l’histoire d’une jeune femme, Aude, qui se présente à l’internat de médecine et subit la longue formation que chacune doit traverser, ballottée entre cardiologie, traumatologie, scanners, on en passe…

Médecin elle-même, radiologue à l’Institut Curie, Adriana Langer nous a déjà donné deux recueils de nouvelles : Ne respirez pas, en 2013 ; et plus récemment, Oui et non. Avec ce premier roman, nous allons savoir si son scalpel peut opérer dans la longueur. Toujours subtile, l’auteure nous apparaît d’emblée comme très lucide. Son héroïne sera-t-elle aussi tranchante ?

Cependant, Aude est plus douce, et différente. Souvent, malgré l’épuisement, entre les plis desséchés d’un corps, elle entrevoit la vie qui crépite, l’âme qui supplie et toute une existence qui se rappelle à nous : j’ai été ! Bien sûr, je suis très peu désormais, mais j’ai été, j’ai vécu, ma vie avait peut-être la même valeur que la vôtre.
Médecin humain donc, personne soignante au sens fort du terme, Aude est en plus quelqu’un qui voit au-delà des apparences : Après quelques pas, son pied s’enfonçait légèrement dans le sol : c’était le signal. Elle vérifiait alors que personne ne la regardait et, après s’être accroupie, d’un élan facile, naturel, bondissait jusqu’aux toits des immeubles ou aux cimes des arbres, selon qu’elle était en ville ou à la campagne. Une fois atteinte cette hauteur, protégée des regards indiscrets, elle prenait une position horizontale et volait paisiblement.

Son existence va peu à peu changer. Doucement, elle se pourvoit d’une armure afin de ne pas laisser la souffrance des patients l’envahir. Mais en même temps, elle ne transige pas avec son envie de peindre, d’esquisser, de cerner les couleurs du monde. En elle s’unissent un Rabelais qui dissèque et un Rembrandt qui dessine. Il faut aussi, dans une même journée, apprécier les découvertes, l’apprentissage, et subir les camouflets suite à un diagnostic de « suspicion de fracture en cheveu du tiers moyen de la clavicule », qui lui vaut la réponse acerbe d’un chef de clinique : Quand même, c’est pas compliqué, quand il n’y a rien, pas besoin de moi. Même une externe comme toi peut le faire. Tu vois bien que je suis débordé.
Et petit à petit, elle apprend, parmi les regrets et les pleurs. (Nous apprenons aussi, au passage, nombre de détails sur des actes médicaux dont nous ignorons presque tout !). Ce que nous rappelle constamment l’auteure, c’est que, loin du corps sans organes imaginé par Deleuze et Guattari, nous sommes un corps avec organes, et vivons chaque battement de chacun d’entre eux…

Tout cela serait assez abrupt si elle n’avait pas, depuis le début, aperçu Paul. Interne qualifié et fort capable, sa beauté, la sûreté de ses gestes la fascinent. Pour lui, elle va se faire belle et oser l’aborder. Mais, tout deux pris dans les examens, le concours pour elle, les diagnostics pour lui, reste-t-il une place pour une vraie rencontre, un peu de tendresse et de moments perdus ?
L’auteure parvient à nous faire goûter le moindre espace laissé libre, le plus bref moment de liberté, mais aussi la moindre satisfaction professionnelle qu’éprouve la petite externe qui va brillamment réussir son concours.

Peu à peu, elle va accepter d’apprendre que la norme et la santé sont des notions floues, que la médecine ne peut pas rendre compte de tout ce qui compose le vivant : Elle était persuadée qu’il restait toujours, chez absolument tous, une part secrète, inaccessible à autrui, qu’il faut respecter.
L’histoire d’Aude prend fin alors qu’elle vient d’accéder au statut de médecin, et nous ne savons pas si elle aura un enfant de Paul, ni si elle entretiendra, fera s’épanouir en elle cette part secrète.
Nous supposons que oui, et que d’autres récits vont advenir.


Bertrand du Chambon

Adriana Langer, Aude, éditions Valensin, décembre 2020, 133 p.-, 20 €

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1 commentaire

Bravo pour cette belle présentation du beau livre d'Adriana Langer! Je suis très sensible à tout cela, en tant que médecin et écrivain moi-même.