Venise par la plume et sous les pinceaux

En 1971, Paul Morand publiait un ouvrage au titre qui en surprit plus d’un. Venises, au pluriel ! Curieux ? Non, approprié plutôt, comme pour saluer l’infini des visages de ce site unique, les itinéraires sans cesse renouvelés qu’il propose, autant de sourires et de chemins amoureux pour ceux qui font de Venise leur adoration faite ville. C’est banal de le dire, les charmes de Venise jamais ne s’épuisent. Depuis des siècles, les dévotions des écrivains, des musiciens, des peintres, plus récemment des cinéastes viennent s’exprimer en bouquets déposés aux pieds de la Salute, devant l’Arsenal, sur la scène de La Fenice, au bord de la plage au Lido, en haut de l’accent circonflexe que forme le Rialto, entre les tombes à San Michele. Il faudrait être privé de regard, d’esprit, de cœur pour ne pas vibrer au moins ici ou là à l’unisson des ondes qui se propagent invisibles mais non moins certaines dans le lacis des calli du Dorsoduro ou le long d’un fondamenta du Cannaregio. Pour ne pas s’émouvoir en déambulant quai des Esclavons, rêver au destin des hommes et des empires en traversant la Piazza San Marco, remercier les bâtisseurs anonymes en enjambant un des 430, sinon plus, ponts, se recueillir à San Rocco pour y admirer une toile du Tintoret. Bonington ne s’y est pas trompé, qui appréciait le savoir de Canaletto. A Venise, toute perspective est une veduta.

Adrien Goetz est un de ces piétons épris et ravi qui aime flâner, regarder, observer la vie vénitienne au plus quotidien du terme. Il a vu que les vrais habitants vont au marché, portent des cartables et des raquettes de tennis. Les touristes non. Il sait que Venise ne sombrera pas et « qu’il faudrait créer le comité pour sauver Venise des comités ». Il a cherché les textes écrits par les plus grands noms de la littérature pour les mettre en parallèle avec des tableaux exécutés par les plus grands maîtres de la peinture. Cela donne un face à face toujours allègre, inattendu souvent, convenu parfois. On découvre des passages magnifiques, rarement cités, on passe vite sur ceux qui ont été utilisés à maintes reprises. La gondole citée par Henry James avance sur les flots moirés de Félix Ziem, qui illustre dans les mêmes tons saturés de lumière trop adoucie un extrait du Marchand de Venise de Shakespeare et quelques lignes signées Nietzsche. Marcel Proust est rattaché à John Singer Sargent, pourquoi pas.
A Monet aussi, c’est mieux. Alfred de Musset s’allie à Whistler, là oui, c’est justifié, tous les deux peignant les sortilèges nocturnes. A Giandomenico Tiepolo il revient d’illustrer Théophile Gautier, à Turner Henri de Régner qu’on ne lit plus, c’est dommage. L’artiste anglais et sa palette osée et frémissante conviennent aussi à Taine, George Sand, D’Annunzio et Byron. L’ampleur du style de Chateaubriand trouve un parfait écho dans l’amplitude du pinceau de Véronèse. Montesquieu et Guardi sont en résonances. Carlo Goldoni rime avec Gentile Bellini tandis que Renoir rejoint dans ses teintes les mots de Ruskin, décrivant ces « piliers de pierres mélangées : jaspe, porphyre, serpentine vert foncé tachetée de neige, marbres capricieux ».

Dans l’avant-propos, sur un ton où son sens de l’humour et ses connaissances sur Venise rivalisent, l’auteur retrace ces idylles partagées, ne revisite pas seulement les lieux qui comptent mais aussi évoque ces personnages qui ont contribué à l’aura de la cité dogale. Il déroule une triple histoire, celle de la ville ancrée au fond de l’Adriatique, celle des lettres qui la célèbrent, celle des peintres qui l’éternisent. Adrien Goetz sait lier tout cela en une seule gerbe.

Zoran Mušič, qui était né en Slovénie et mourut à Venise en 2005, graveur pas assez connu, poète et peintre, chantant la vie plus forte que la mort, avait exposé à la Biennale de Venise en 1948. Il  a exécuté entre autres œuvres une délicate vue du canal de la Giudecca, « à l’image de cette mélancolie toujours recommencée ». 

Dominique Vergnon

Adrien Goetz, Venise des peintres et des écrivains, 130 illustrations, 183 x 227, Hazan, octobre 2019,  240 p.-, 29,95 euros

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