Agatha Christie — Duchesse de la mort

Par François Rivière, une biographie de l’auteur des Dix petits Nègres, dans laquelle il appert que les héros d’Agatha Christie n’étaient pas vraiment christiques.
Réédition dans le Livre de Poche d’Agatha Christie — Duchesse de la mort, biographie made in France publiée pour la première fois il y a plus de dix ans. Cet intervalle est de bon augure, tant de livres ayant tendance de nos jours à disparaître définitivement quelques semaines après leur sortie, et, de fait, l’ouvrage est passionnant, dès lors qu’on veut bien admettre que c’est autant une autobiographie du biographe, François Rivière, qu’une biographie d’Agatha Christie.
Nous savons bien — André Maurois l’a très clairement expliqué — qu’un biographe ne saurait effectuer correctement son travail de biographe sans tomber amoureux de celle ou de celui dont il raconte la vie, et qu’il ne saurait donc rester impersonnel. Mais, la plupart du temps, les biographes évoquent les circonstances de leur « coup de foudre » dans une préface de deux ou trois pages et s’efforcent d’employer un ton « objectif » dans les trois cents pages qui suivent. Rien de tel chez François Rivière, qui ne craint pas de parler sans arrêt à la première personne, même lorsqu’il entreprend de démonter rigoureusement la construction d’un roman ou de mettre en lumière tel tour de passe-passe narratif. Il faut dire que Rivière est le premier à avoir résolu, de façon convaincante et définitive, l’énigme de la disparition de Dame Agatha pendant quinze jours, alors que sa carrière d’auteur de romans policiers commençait à peine. Un film charmant, intitulé tout simplement Agatha et réalisé par Michael Apted, avec Vanessa Redgrave et Dustin Hoffman, avait proposé une résolution « imaginaire » pour cette affaire — démarche analogue à celle que Poe avait suivie pour sa nouvelle un peu bancale le Mystère de Marie Roget. François Rivière a, lui, trouvé, preuves en main, la vraie résolution de l’énigme. Oserons-nous dire que cette révélation est un peu décevante, tant les faits mis au jour sont peu originaux ? Mais on comprend toutefois à quel point l’enquête de ce self-made detective a pu contribuer à l’impliquer personnellement dans son sujet. Inutile d’accuser Sainte-Beuve de faire de la critique impressionniste. Sa prose est un modèle de retenue en comparaison de celle de Rivière, qui n’hésite pas à évoquer plusieurs épisodes de sa propre existence pour mieux nous faire pénétrer dans l’univers de Roger Ackroyd et des dix petits Nègres.
Remplissage ? Mégalomanie ? Peut-être… Mais remplissage bienvenu et nécessaire, dans la mesure où, si riche, si virtuose soit-elle, l’œuvre d’Agatha Christie manque singulièrement d’humanité. Bien sûr, « notre amie », comme dit Rivière, n’a certainement pas son pareil pour faire le portrait de différents milieux de la société anglaise de la première moitié du XXe siècle, et la construction mathématique de ses intrigues ne saurait suffire à expliquer son succès. Certains de ses récits, même, ne sont considérés comme policiers que parce qu’ils portent l’étiquette « Agatha Christie » ; le Vallon, que beaucoup considèrent comme l’une de ses plus grandes réussites, n’est rien d’autre qu’un roman psychologique. Mais, de l’aveu même de son thuriféraire Rivière, Agatha Christie n’a pas su — ou, qui sait ? n’a pas voulu — créer un héros capable de rivaliser avec le Sherlock Holmes de Conan Doyle. Sherlock est odieux, suffisant, méprisant, asocial, mais il est clair, entre les lignes, qu’il éprouve à l’égard de Watson une profonde affection, et les silences qu’il observe à propos de plusieurs des cas qu’il a eu à résoudre laissent supposer chez lui la présence de quelques failles humaines. Poirot, lui, n’est pas loin de se résumer à ses « petites cellules grises » et son Watson, puisqu’il faut bien, là aussi, un narrateur pour évoquer ses exploits, ne s’impose à aucun moment dans la mémoire du lecteur. Voyez d’ailleurs les adaptations cinématographiques : lorsqu’on envisage un Sherlock Holmes (par exemple, le dernier en date, Benedict Cumberbatch), on voit en même temps son Watson (Martin Freeman) ; lorsqu’on voit un Poirot (David Suchet), on ne lui associe pas automatiquement un Hastings (la série télévisée a d’ailleurs fini par se passer de ce couteau très second). Ajoutons que, lorsque Christie a adapté elle-même certains de ses romans au théâtre, elle en a gardé la trame en faisant purement et simplement disparaître Poirot !

La vie n’est pas juste. Quand Stallone exerce sur l’écran sa vendetta personnelle à coups de mitraillette ou de mitrailleuse, beaucoup font la fine bouche et refusent de prendre en considération ce primate inférieur. Mais, emballage mis à part, les héros d’Agatha Christie obéissent souvent à des pulsions identiques.
FAL
François Rivière, Agatha Christie — Duchesse de la mort, Le Livre de Poche, février 2014, 6,60€
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