Alain Badiou et Aragon : Éloge du "Caméléon génial"

Virtuose de la multiplicité poétique – que certains pourraient pousser vers la duplicité – du sarcasme au sublime et pratiquant de tous les registres de l'énonciation, Aragon dans sa poésie a créé un chant du "réel" qui ne pouvait que plaire à Badiou. Il devient chantre et adorateur de celui qui est pour lui  le caméléon génial.

Prétendant refuser le logos, le philosophe monte  néanmoins une logorrée abstraite et théorique avec comme appui Aragon et son parti lumineux. Badiou et son modèle trient le bon grain de l'ivraie dans un jeu d'images de la finale alliance du rêve et de la réalité et en un transfert sur le parti (communiste) qui est un moyen de faire arriver à la clarté dans ce qui reste néanmoins – n'en déplaise au thuriféraire – une fausse dialectique de le parfaite pseudo synthèse des contraires.

La cause de l'engagement sans retour possible serait donc la marque indélébile et majeure de l'auteur. Chez lui le poème doit se saisir d'une cause historique ou vitale ou ce que Lacan nomma L'objet cause du désir.
Pour le laudateur un tel projet provoque un mouvement d'adoration qui prend la forme d'une cantilène où tout se meut.

Mais dans tous les cas il est impossible de revenir en arrière soit sur le plan politique qu'amoureux. D'autant qu'entre la science, l'art , la politique et l'amour – les quatre piliers propres à changer la vie – Aragon a, selon Badiou, choisi poétiquement les deux derniers selon une politique amoureuse à l'ombre de Victor Hugo.
S'agissant de la politique, Aragon entend une communauté de destin et un communisme du commun comme il l'écrit dans Front Rouge (1931), un  texte pris en tenaille entre communisme et surréalisme. Paris y frémit de son grand corps entre ouvriers et bourgeois, prolétariat, gosses de riches et putains de première classe. Et en conséquence pour Badiou la politique, chez Aragon,  est saisie par le moi subjectif du poème où l'objet cause se dissout dans l'anathème social.

Plus tard, la tempête venue mais dans un calme apparent, le texte Un beau jour transforme cette cause en effet de révolution communiste. De quoi ravir l'essayiste pour qui les communistes ont raison. L'organisation centralisée du Parti qu'Aragon chante satisfait donc totalement son laudateur qui  voit là l'entrée de la raison dans l'histoire.

Les poèmes staliniens et illisibles trouvent un écho incomparable chez Badiou. Il y découvre un vaste mouvement d'ascension. Le rhétoricien et son maître  font donc le vide et pousse vers la mer ce qu'ils considèrent  les déchets de l'existence. C'est pour le philosophe qui se cassa  les dents que l’œuvre de Beckett un moyen de se dégager des récifs en s'éloignant du  chaos universels. Voire...
Mais Badiou comme Aragon poétise le déchirement pensé au nom du Parti - qui apporte le pain et reste l'arbre géant de tous les fruits. C'est là la cause subjective d'une paix intérieure. Dès lors un cantique poétique unit Badiou et Aragon. Pour le premier les  idées triomphantes des  poèmes du directeur des Lettres Françaises restent essentielles et irréductibles. Tout cela paraît un peu juste. Pour ne pas dire plus. Tant une telle dialectique demande plus de foi que de raison, plus de discours que de poésie digne de ce nom.


Jean-Paul Gavard-Perret


Alain Badiou, Radar poésie. Essai sur Aragon, Gallimard, novembre 2020, 72 p.-, 9 €

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