La Hache et le Violon d'Alain Fleischer ou La Parabole infernale

Au delà du chaos persifle le rire. Par le simple truchement du mouvement même de la vie qui n’est qu’une petite mort en perpétuelle recommencement, du pire naîtra le meilleur et du sublime découlera l’horreur. Simple jeu des permutations ou constat imparable de notre destinée ? Un peu des deux, sans doute, semble nous dire Alain Fleischer dans cette fable fantastique et si réelle qui prend ses racines en Europe de l’Est vers 1930.

Un fléau s’abat soudain sur une bourgade septentrionale d’un pays totalitaire. L’été caniculaire impose sa loi, les concerts ont lieu en plain air. Les auditeurs en seront les premiers touchés. Un son mat, comme celui du tranchant d’une hache qui s’abat sur une bûche. La victime porte ses mains à ses oreilles, comme si ce son presque muet lui était insupportable. Et la mort l’emporte. Panique générale. Mesure draconienne : puisque les morts semblent liés à la musique, silence total ! C’est le début de la "période dite d’observation" qui verra néanmoins les morts s’amplifier. "Quand la musique cesse, est-ce le silence, est-ce le bruit ?"
Quelques rebelles du ghetto, dont le narrateur, professeur émérite de piano, pensent qu’au contraire, c’est la musique qui pourrait les protéger puisque ceux qui jouaient au moment du drame ont été épargnés… Car "toute musique est un remède au désespoir, toute musique est préférable à l’absence de musique, toute musique est une amélioration que l’homme apporte au monde."

Semblant s’éloigner vers la pente du récit abstrait et allégorique ce roman demeure ancré dans l’épouvantable réalité qui est nôtre. La maladie despotique qui ravagea l’Europe – et qui renaît aujourd’hui sous couvert de lutte du Bien contre le Mal – est ici disséquée à travers les aventures rocambolesques d’un musicien emporté par le tourbillon de l’Histoire. Mais derrière les symboles si magnifiquement disposés au gré de la narration, Alain Fleischer impose de regarder là où il veut vous conduire. Mine de rien, entre la dérision et l’humour, l’angoisse de la mise en quarantaine hors de soi-même est incontournable. Comme ces musiciens contraints de jouer une certaine musique pour tenter d'enrayer le fléau, le lecteur sera conduit dans les méandres du labyrinthe que Fleischer veut nous faire emprunter avant d’arriver à bon port.
Transhumance sentimentale d’un pays l’autre que notre narrateur analysera avec les yeux brillants de l’amour et la raison aiguisée d’un humaniste désabusé. Des USA à la Chine il n’aura de cesse de tenter de recouvrer le seul amour de sa vie tout en combattant – fuyant ? – ce fléau invisible qui se cristallise aussi dans la simple bêtise universellement répandue au sein de nos contemporains…

Il n’est ici nullement question d’aller vite. Chaque mot est ordonné selon un positionnement stratégique. La musique de la langue demande également beaucoup de rigueur. La partition d’Alain Fleischer est réglée au cordeau. La symphonie syntaxique n’est pas qu’un symbole, elle participe aussi à la magnificence de la langue : rythme, situation, personnage, construction, mise en perspective, dédoublement et jeux de miroir (comme cette élève mystérieuse, Esther, qui n’est pas seulement la meilleur au piano, mais qui, aussi, se révèle une servante effacée et une maîtresse endiablée) font de ce livre un feu d’artifices et un intense moment de lecture.

L’univers de Fleischer fait tout de suite penser à Kafka et à son Château si absurde qu’il en devenait réel. Il y a aussi du Kundera dans le foisonnement des personnages, dans le profil psychologique dépeint de manière si précise. Parfois d’une allusion, d’un mot et d’un mouvement du corps. L’art de la nuance et de l’ellipse…
À n’en pas douter, après dix-sept livres Alain Fleischer est l’un des tout premiers écrivains français contemporains. Un immense talent de conteur et un style époustouflant. Pourquoi alors n’est-il pas en tête des ventes ? Sans doute, justement, parce qu’il a du talent (sic) ! C’est tout le drame français : comme tout le monde s’estime écrivain, surtout ceux qui n’en sont pas capables – journalistes, politiques, critiques, professeurs, acteurs –, ils tentent de contrer la menace dès qu’elle est réelle. On peut sans risque encenser Moix, Zeller, Beiggbeder et Cie – ou les écrivains étrangers qui, par définition, n’écrivent pas en français et donc ne sont pas des concurrents sérieux – mais il ne faut surtout pas mettre le projecteur sur le talent à l’état pur. Richard Millet et Alain Fleischer sont donc à l’amende.

La Hache et le Violon fut dans la dernière ligne droite du prix Fémina 2004, mais les frileux jury parisiens trop souvent sous influence oublièrent de couronner LE roman de cette année-là...
À nous donc, fieffé frondeur et insolent chroniqueur passionné de faire la nique à l’institution !

François Xavier

Alain Fleischer, La Hache et le Violon, Collection Fiction & Cie, Seuil, août 2004, 417 p. – 22,00 €

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