Imitation d'Alain Fleischer : Ersatz et Cie

Aura-t-il donc fallu un livre monumental, une satire littéraire comme l’on en faisait jadis, il y a plus d’un demi-siècle, un pavé dans la mare du consensus, aura-t-il fallu ce livre-là pour nous dessiller les yeux et nous montrer ce que l’on a sous le nez depuis des décennies et que l’on refuse de voir ? Apparemment. Car sa lecture allume toute une série de signaux comme autant de petites pierres sur un chemin obscur qui nous aura conduits au plus profond de la forêt de notre Moi.
Oui, il faudra ce livre-là pour nous permettre de prendre le recul nécessaire, immédiat, indispensable à la connaissance désormais définitive de nos sociétés – et pas seulement occidentales – qui se singent l’une l’autre dans une course à l’absurde qui ne pourra que mal finir. Il faudra donc ce livre pour que tout un chacun comprenne une bonne fois que la Révolution française – et ses multiples implications dans le monde – s’est définitivement achevée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et pour ce qui concerne la France, à la fin de la présidence du Général de Gaulle... Et j’espère qu’il n’aura pas fallu ce livre-ci pour que nos lecteurs comprennent que tous nos hommes politiques, comme tous ceux qui font la une people et donc parler d’eux n’ont, en réalité, strictement rien à dire...

Car, finalement, de quoi est-il ici question ?
D’imitation, comme son titre l’indique : d’imitation tous azimuts, des parodies aux plagiats, des copies aux singeries les plus diverses. Oui, notre monde à la pensée unique est en train de vampiriser la planète entière qui voit les peuples adhérer comme des moutons à des idéaux débiles qui n’ont pour but que de les amadouer encore un peu plus, de les rendre totalement dépendants afin d’établir une bonne fois l’esclavagisme sur la terre entière sous couvert de mondialisation et de libéralisme, deux noms creux qui cachent des desseins immondes... à l’exemple de ces « barbares obscurs qui veulent imiter l’art antique pour célébrer leur propre gloire, et qui se fourvoient évidemment en faisant appel à un authentique créateur contemporain. »

Pour nous donner matière à réflexion, Alain Fleischer dont on a ici-même vanté les qualités extraordinaires de conteur et de styliste (Les angles morts et La Hache et le violon notamment), nous offre deux lectures en parallèle : celle des carnets d’Anton, doctorant d’histoire contemporaine d’une université sise dans une ville d’Europe centrale et les premières ébauches d’un roman, écrit par l’étudiant, sur Mimmo, un jeune surdoué qui peut imiter tout et n’importe qui, d’une chaise au Premier ministre, et dont la destinée va le conduire aux extrémités du possible.

Invité par un mystérieux comte Spiegel à garder sa demeure pendant qu’il va en cure en Floride, notre jeune chercheur se retrouve dans un domaine d’un autre temps, caché dans une forêt, près du village de K., lequel semble désert, et sur aucune carte routière si bien qu’il doit soudoyer le chauffeur de bus pour qu’il puisse descendre en plein champ et prendre, à pieds, un chemin de travers : aussitôt il se sent « enveloppé, saisi, peut-être emporté par un tourbillon de poussière venu des fins fonds du continent, des fins fonds du temps, et, lorsqu’il [le] relâche et [le] redépose, il semble [lui] montrer la route en s’éloignant, mais il vient de laisser derrière lui, planté à quelques pas [...], un tout petit bonhomme au bras levé, dont [il s’]amuse à penser que, avec sa modeste stature, il imite le geste de la statue de la Liberté à l’entrée du port de New York, pour saluer ainsi [son] arrivée dans le plus minuscule village du monde. »

En effet, le petit bonhomme Fleishman l’accueille et lui remet les clés, puis disparaît en lui promettant de s’occuper de tout ce qui a trait à son approvisionnement.
Ayant délaissé sa fiancée, Lucia, Anton voit arriver Nell, sa sœur jumelle dont il ne connaissait pas l’existence. S’en suit une série d’événements, de la cérémonie d’une étrange date anniversaire en relation avec le passage d’une colonne nazie, à la découverte de documents ou au manège sensuel et sexuel que Nell entreprend, pour qu’Anton en arrive à se poser toute une série de questions sur son identité, son devenir, la répétition, le simulacre, l’imitation, qui le mèneront vers les conclusions de son vieux professeur Kalman, selon qui « l’imitation peut protéger de l’original, elle en constitue la version innocente, comme un manteau en fourrure imitée évite le crime d’avoir tué un animal, pour se faire de son pelage une vaniteuse parure. Dans l’imitation, la valeur n’est plus celle, brutale, du matériau réel, rare et précieux, mais celle du travail patient de l’art, du savoir-faire de l’Homme pour contrefaire. »
Sans doute une subtilité de style que ne partageront pas Cartier et LVMH...

Les relations sexuelles totalement loufoques qui se tissent entre Nell et Anton l’amènent à se demander s’il ne devrait pas chercher plutôt Nell en Lucia, au lieu de la tromper avec sa propre sœur. Mais est-ce bien sa sœur ?
Car il lui semble reconnaître en Nell certains traits de Lucia, et Nell qui refuse d’ailleurs catégoriquement de faire l’amour deux fois de suite dans le même lieu, comme si cela pouvait sauver la routine, l’imitation de l’acte reproduit et donc plus totalement sincère, authentique, libre...
Anton en arrive à se dire que si l’imitation doit aussi se conjuguer dans l’amour, quelle déconvenue... Mais dès l’adolescence ne court-on pas après, comme une bouée de sauvetage en haute mer, et tout cela pour quoi ?
Vaincre la peur ?
Cette peur de la solitude, cette peur de la vérité bien en face, celle qui nous fait penser, à la fin de l’acte physique où se « perd inutilement la semence, reproduisant la figure qui dénie à l’amour charnel l’objectif de la procréation, de la reproduction, de l’imitation » que tout cela est bien léger pour prendre autant d’importance...

Avons-nous donc un quelconque rôle à jouer si tout est prédéterminé ?
De passage dans la petite station balnéaire de la Côte-d’Azur où je suis né, je dois bien constater que la plupart de mes copains d’enfance ont imité leur père : qui a repris la concession Citroën, qui tel corps de métier dans le bâtiment, qui singe jusqu’à la vie sociale de la haute société bourgeoise locale dans le club de golf où les noms sont à jamais gravés dans les vestiaires ou sur les greens, seuls les prénoms diffèrent ; quelle tristesse quand je reviens après vingt ans et que rien n’a changé, toujours les mêmes aux mêmes places, engoncés, prétentieux, fiers et arrogants comme leurs aînés...
Cette petite vie bien réglée et convenue, calquée au millimètre sur celle du père et des copains : même voiture, même restaurant, même tenue, humour, goûts (ou absence de), oui, tout cela peut vite devenir insupportable !
Tout comme le sont ces messes populaires pour exalter une joie sur ordonnance. Oui, l’on doit voir, comme le suggère habilement Alain Fleischer, dans la liesse surjouée au soir de juillet 1998, quand l’équipe de France de football remporta la Coupe du monde, une manière d’oublier dans une fausse vraie joie imitée, amplifiée, un sentiment de tristesse et de honte dont le peuple, dans son inconscient – finalement assez souvent mis en lumière, et donc influençant son moral – souffre.
À en croire le directeur de thèse du jeune Anton, « le peuple français reste fier d’avoir eu raison de ce système qui a pour nom tyrannie, car en cela il se voit juste, et il s’érige en modèle universel, mais il est obscurément déçu de l’efficacité douteuse de ce qui, dans le bénéfice incertain, eut un coût irréparable, quantifiable en nombres de crimes avec, parmi les victimes, une forte proportion d’innocents, uniquement coupables d’être nés, et en cela le peuple français se sent injuste et infâme. »

À l’ouverture de cet extraordinaire roman, vous serez happé, absorbé, noyé par le flux du récit, par ce style si particulier que Fleischer vous impose, fait d’une montée en puissance qui se repose sur une architecture basée sur la répétition de certaines phases, parfois à l’identique – comme le Boléro de Ravel, mais en beaucoup moins redondant – parfois avec une nuance, un rappel, une allusion, cela juste employé à certains moments, pour donner le rythme, comme une mélodie qui s’inscrit, unique, merveilleuse, dans votre oreille, libérant conscience et attention pour que les mots suivants viennent se graver en vous.
Un style extraordinaire qui vous emporte dès la première ligne, un piège parfait qui vous obligera à avaler ces 342 pages d’un seul tenant comme l’on finit une bouteille de Pommard jusqu’à la dernière goutte...

Mais, si l’on peut se rassurer – et l’on se rassure comme l’on peut – il y aurait une loi à laquelle rien ni personne ne pourrait échapper, une loi mise au jour par le philosophe français Gabriel Tarde, qui a décrit et analysé Les lois de l'imitation, constatant la régularité des faits sociaux et leurs analogies avec les faits naturels.
Il a donc établi trois formes de cette répétition universelle à laquelle il semble bien que l’on ne puisse échapper : ondulation, génération et imitation.

Ce qui n’empêche pas d’essayer d’être original en étant soi-même et non le clone d’un décérébré vu à la télé, d’avoir enfin un jury littéraire qui n’imite pas ses pairs et ose célébrer l’un de nos plus illustres romanciers (enfin le Goncourt pour une œuvre qui compte aussi plus de 250 films, documentaires, court-métrages ?), ce qui ne vous empêche en rien de m’imiter, aussi, en lisant ce livre (sic).
Une imitation que l’on vous encourage à réaliser pour votre plus grand bonheur !

François Xavier

Alain Fleischer, Imitation, Actes Sud, août 2010, 342 p.- 22,40 €

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