Alain Gerber, Une année sabbatique : Une somptueuse méditation sur l'art

Qu'il n'y ait de véritable visée artistique que métaphysique, que la quête de l'absolu ne s'accommode d'aucune compromission avec la médiocrité ou les complaisances opportunistes, tout créateur digne de ce nom en est convaincu. A commencer par Sunny Matthews, le héros du roman Une année sabbatique. Un saxophoniste de jazz qui rompt brusquement avec le succès pour s'offrir une parenthèse d'un genre un peu particulier. A Lexington, dans un centre de désintoxication fréquenté par les musiciens.

 

Une parenthèse destinée à le libérer. Pas seulement de l'emprise de la drogue où lui et ses semblables puisent l'illusion de se dépasser. Plus encore, de celui qu'à l'instar de tous les jazzmen de sa génération, y compris les plus célèbres, il considère comme un maître. Un saxophoniste, le plus grand de l'époque. Celui qui a révolutionné son art en lui ouvrant des voies proprement inouïes. Sur les traces duquel il a posé ses pas, au risque d'aliéner son génie propre et jusqu'à sa part de vérité. Car le Bleu - tel est son surnom - exerce sur ses disciples une véritable fascination. Plus qu'un homme, "un monstre qui avait ravagé, rayé de la carte un monde au sein duquel votre place était marquée dès votre naissance".

 

Face à un tel Moloch, deux attitudes possibles : ou bien entrer dans son jeu, au sens littéral du terme, en se contentant d'exploiter ses trouvailles et d'abdiquer ipso facto toute ambition novatrice. Un faux semblant confortable et honteux auquel Sunny a eu, mais brièvement, la tentation de céder. Comme l'ont fait sans état d'âme tant de ses confrères. Ou bien s'affranchir de "sa fausse musique (comme on parle de fausse monnaie)" pour exprimer, à travers sa propre inspiration, un idéal de beauté irréductible à tout autre.

 

Tel est l'enjeu. Retrouver la divine complicité du Beau et du Vrai - pour le Bon, c'est une autre histoire. Une entreprise qui passe par une ascèse au résultat des plus incertains. Par une remise en question qui va jusqu'au renoncement à souffler la moindre note tant que ne se laissera percevoir, au bout du tunnel, la lueur, même vacillante, de la délivrance.

 

Les étapes de cette réappropriation de soi, autant dire les stations de ce calvaire, les rencontres (les autres malades, le psychiatre Jim Philips, Judith, dont la quête personnelle rejoint la sienne), les doutes et les tentations, les questions incessantes qui assaillent l'esprit enfiévré de Sunny, jusqu'au dénouement de cette année sabbatique, nourrissent une intrigue dont, la dernière page tournée, les harmoniques résonnent encore.

 

D'abord parce que la personnalité du héros, à la fois complexe, tourmenté et d'une implacable lucidité, attache d'emblée. Il acquiert, au fil du roman, densité et cohérence. Ensuite parce qu'on est séduit par la somptuosité de l'écriture, cette alchimie où récit et monologue intérieur s'épousent sans le moindre hiatus. Elle témoigne de la virtuosité du romancier.

 

Autant de qualité que connaissent les familiers de l'oeuvre d'Alain Gerber. Il renoue ici, après Le Central, avec un genre où il est passé maître, celui de la biographie romancée. En l'occurrence, un épisode de la vie du saxophoniste Sonny Rollins auquel son imagination confère les sortilèges que permet la fiction, sans que le réalisme s'en trouve, pour autant, trahi.  Les amateurs de jazz reconnaîtront, sous les transpositions, maints protagonistes qu'il serait vain d'énumérer.  Le Bleu, bien sûr, dont la mort chez une mécène aristocrate fait l'effet d'un coup de tonnerre. Jusqu'à l'établissement de Lexington (Kentucky) qui rappelle singulièrement le Camarillo State Mental Hospital (Californie) où Charlie Parker, dit Bird, vint en son temps se "relaxer".

 

L'essentiel est toutefois ailleurs. Ignorant tout du jazz ou même allergique à cette forme musicale, le lecteur n'en est pas moins captivé par un ouvrage qui excède, et très largement, les seuls enjeux esthétiques de cet art. Car les thèmes abordés, la réflexion (ou la méditation) sur la Beauté et sa création, concernent, outre les musiciens, tous les artistes, quel que soit leur domaine. Voire, pourquoi pas, les simples amateurs d'art.

 

Gerber se hisse en effet, avec une grande force de conviction, sur les hauteurs du roman qu'un Raymond Abellio qualifiait d'"ultime", ce roman"du huitième jour" auquel lui-même tendait. Un roman qui, loin de se satisfaire des contingences, vise à l'absolu. Parenthèse : Abellio, pseudonyme choisi par Georges Soulès, n'est autre que l'Apollon occitan, le dieu de la lumière. Le héros de Gerber est prénommé Sunny. Le soleil, encore. Simple coïncidence, bien entendu...

 

Jacques Aboucaya

 

Alain Gerber, Une année sabbatique, Editions de Fallois, février 2013, 300 pages, 20 euros.

Aucun commentaire pour ce contenu.