Saint-Exupéry, avoir le ciel pour royaume

Dans ses souvenirs, datés de 1945, Léon-Paul Fargue signe avec son style inimitable un portrait d’Antoine de Saint-Exupéry aussi affectueux que délicieux, notant que « Saint-Ex avait le regard étonné, le nez étonné, l’ovale étonné, et pourtant il se dégageait de son visage clair et sain une impression de sérieux, tantôt évangélique, tantôt scientifique… ». En quelques mots, il semble que tout ou presque soit dit pour comprendre et aimer le personnage que l’écrivain vient de rencontrer dans un lieu de Paris. Saint-Exupéry fréquente et aime la brasserie Lipp.  
Une photo datée de 1935 montre les deux hommes assis autour d’une table de la célèbre brasserie parisienne. Il va aussi rue d’Amsterdam, où se trouve « le musée aux fromages d’Androuet, une des maisons de Paris qui le mettaient le plus en verve ».

Deux termes dans les lignes de Léon-Paul Fargue parlent assez d’eux-mêmes et pourraient servir de fils conducteurs pour entrer dans la vie extraordinaire, au sens propre du mot, de Saint-Exupéry où rien en effet, de la naissance à la mort, n’aura été ordinaire. Evangélique et scientifique.

Evangélique, parce que l’on sait combien l’auteur de Vol de nuit et de Courrier sud a vécu dans la recherche d’un absolu qui a tourmenté et en même temps orienté son existence. « Si j’avais la foi, il est bien certain que, passée cette époque de job nécessaire et ingrat, je ne supporterais plus que Solesmes*. »
Dans Citadelle, il y a comme un appel à « rendre une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles » aux  hommes. Il voudrait « faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien ». Dans l’ensemble de son œuvre, l’homme est placé au cœur de l’action, source et justification de sa vocation. « Je suis d’une civilisation qui a choisi l’homme pour clef de voûte » et « Je combattrai pour la primauté de l’Homme sur l’individu » sont deux phrases qui en disent assez sur le combat engagé par Saint-Exupéry.
 

Scientifique, car malgré un échec au concours de l’école navale qui aurait pu l’en détourner, il aimait les questions techniques et les mathématiques auxquelles, une fois aviateur, il pourra s’intéresser en toute liberté et compétence. Si on examine les brevets qu’il a déposés (11 dépôts en France entre 1934 et 1941), on relève la pertinence pour l’époque de ces inventions. Ainsi le brevet 850.098 concerne un « appareil traceur de routes pour navires et avions » et le brevet 870.607 porte sur une « nouvelle méthode de mesure par superposition de courbes symétriques et application aux appareils indicateurs radiogoniométriques ».
Ces brevets ne lui rapportèrent aucune rétribution quelconque.

Dans cet épais et passionnant volume établi et présenté par Alban Cerisier, les moments de découverte et les instants de ferveur pour ceux qui aiment Saint-Ex sont nombreux, des Poèmes pour Loulou que l’on croyait détruits aux croquis exécutés au crayon Conté mine de charbon qui, souvent avec humour, donnent des visages « aux copains » pilotes et mécaniciens du 37e régiment d’aviation de Casablanca.
Le dessin a fait partie de l’éducation de l’écrivain. D’après les amis qui l’entouraient à ce moment-là quand il séjournait à Manhattan et Long Island, à l’automne 1942, il apporta un soin extrême aux dessins du Petit Prince, dont on peut voir différentes couvertures publiées dans plusieurs langues, trouvant dans l’aquarelle le bon moyen de rendre « l’atmosphère poétique et grave » du récit.

 

De même suit-on avec respect et admiration l’épopée de cette Ligne qui reliait l’Europe à l’Amérique du Sud et la fabuleuse aventure de l’Aéropostale où s’illustrèrent entre autres pionniers bravant le terrible pot au noir rugissant au-dessus de l’Atlantique et l’enfer des Andes, Mermoz et Guillaumet. On lira également les témoignages de tous ceux qui ont approché et sont restés conquis par celui qui était pour tous « le bon génie ».
Françoise Giroud l’appelait « son ange gardien ». Elle note qu’ « avec son nez court, ses yeux écartés, sa tête plate, il ressemblait à un ours en peluche ». La joie et la gravité se mêlent sans cesse dans ses pages.

L’exposition rassemble quantités de documents inédits, de lettres originales, de tirages de livres et de photos peu connues ainsi que le contrat pour l’édition américaine du Petit Prince du 12 novembre 1942. On voit également le touchant agenda personnel de l’année 1944. Lui qui savait rire et était enthousiaste s’angoissait devant l’évolution des choses. « J’ai l’impression que nous marchons vers les temps les plus noirs du monde…. La termitière future m’épouvante et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier». Comme pour la lecture, on ressent au cours de cette visite autant une impression d’émerveillement qu’un sentiment de gratitude.

On peut reprendre les mots de Joseph Kessel. Avec ce livre qui replace sous d’autres lumières et selon d’autres perspectives Saint-Exupéry, on entre aux côtés des autres « familiers des astres et des nuages » dans cette patrie qu’il occupa et occupera longtemps encore appelée le « royaume de l’air ».

Dominique Vergnon

 

Alban Cerisier (sous la direction de), Antoine de Saint-Exupéry, du vent, du sable et des étoiles, 602 documents et photos, Gallimard, coll. Quarto, novembre 2018, 1680 p. -, 32 euros.

Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75007 ; jusqu’au 2 mars 2019.

 

  • monastère bénédictin situé dans le village de Solesmes, en Anjou
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