Albert Camus (1913-1960), écrivain de l'absurde, philosophe, prix Nobel de littérature en 1957. Biographie d'Albert Camus.

Hommages critiques à Albert Camus, l'auteur de "L'Etranger"

La célébration du centenaire de la naissance d'Albert Camus a généré une profusion d'ouvrages et il s'avère encore difficile en France de proposer une lecture non conforme de ses écrits.

Salim Bachi, se glissant dans la peau du jeune Camus dans son dernier roman Le dernier été d'un jeune homme (1), s'il réussit à montrer l'influence  déterminante d'une confrontation précoce à la mort sur la formation de l'écrivain et la gestation de son oeuvre, semble y justifier L'Etranger  et excuser son auteur avec un malaise perceptible, sans que l'on sache véritablement s'il s'agit de celui de Camus ou du sien. Ce talentueux auteur algérien répond ainsi, de manière assez peu convaincante à mon sens, aux critiques - toujours vives en Algérie (2) - suscitées par ce petit livre hautement signifiant et sa curieuse interprétation univoque en France comme un roman de l'absurde. Et dans ce contexte, les livres d'Yves Ansel, universitaire français spécialiste de littérature, et de Salah Guemriche, journaliste indépendant, essayiste et romancier algérien vivant en France, viennent s'inscrire à contre-courant.

Albert Camus, totem et tabou (Politique de la postérité) (3), passionnant essai dans lequel Yves Ansel revient sur beaucoup d'idées reçues et montre comment – et pourquoi - se fabrique une icône, fut refusé par plusieurs éditeurs avant d'être publié aux Presses universitaires de Rennes. Après une intéressante réflexion sur la littérature et les aléas de la postérité, son auteur y expose sa lecture précise, rigoureuse et très solidement étayée de tous les écrits de Camus, distinguant judicieusement ceux de "l'écrivant" et de «l'écrivain» pour éclairer cette face refoulée touchant à la colonisation et à l'Algérie française. Il analyse les articles journalistiques parfois tendancieux comme les essais et, surtout, les fictions d'où surgit un sens "qui n'était pas programmé".

Il consacre ainsi sa quatrième et dernière partie à L'Etranger, dépassant l'analyse littérale et littéraire du texte et des instructifs brouillons ayant conduit à sa version définitive pour s'intéresser au volumineux "paratexte" qui en a biaisé la lecture, et notamment à la fameuse "Explication" de Sartre et à la préface de l'édition américaine ultérieure où Camus, "soucieux de garder la maîtrise sur le sens de son oeuvre", "[profita] de sa position d'auteur pour imposer son mot". Un mot qui, repris complaisamment ou paresseusement par nombre de critiques, formate encore la lecture de ce court roman dont l'étude - ou la simple lecture - est conseillée par l'Education nationale...

Quant à Aujourd'hui Meursault est mort (4), l'essai-fiction de Salah Guemriche, il n'a pu sortir pour l'instant qu'en version numérique. Pourtant, cet ouvrage d'une grande vivacité d'écriture, véritable régal d'humour et de fantaisie, d'intelligence et d'érudition s'affirme bien comme un hommage témoignant de l' "attachement" de l'auteur à la "personne" de l'écrivain et de son «respect critique». Adoptant une démarche originale, à la fois profondément ludique et très sérieusement documentée, Salah Guemriche cherche à y approcher le vrai Camus et à comprendre pourquoi cet écrivain et farouche adversaire de la peine de mort a doublement exécuté un Arabe innocent dans L'Etranger.

Pour cela, il entraîne habilement "Monsieur Albert" sur son propre terrain : la littérature bien sûr (mais en redonnant une place déterminante au "contexte"), ainsi que cet Alger tant aimé, cette ville un peu hors du temps et curieusement amputée d'une partie de ses habitants où va se dérouler cet essai-fiction s'inscrivant dans le prolongement-même du roman. Plus largement, il se situe sur le terrain universel de l'Humanité, de la Justice et de la Morale qu'occupe désormais de manière un peu abusive la belle image du prix Nobel. Et son héros, «le fils de l'Arabe» tué par Meursault, va affronter loyalement le créateur de l'assassin de son père, utilisant ses propres armes pour le contraindre à un "dialogue implicite" (5), lui qui "répondait rarement à ses interlocuteurs indigènes", et le mettant ainsi face à ses contradictions et ses tergiversations. Un dialogue "forcé", "inégal,... mais vrai et sincère" car l'auteur puise les propos prêtés à Camus dans ses écrits - sans les exclure de leur contexte - tout en évoquant les faits incontestables que furent ses actes et ses refus d'agir, ses paroles et ses nombreux silences criants.

Deux livres incontournables qui se recoupent souvent de manière fortuite (6), le second pouvant à mon sens toucher un plus large public. Salah Guemriche, maître dans l'art de la digression, sautant du coq à l'âne et procédant "à tours et à détours" sans jamais perdre le fil, y enchante en effet le lecteur de ses mille anecdotes et citations annexes, l'amusant tout en l'instruisant et l'amenant là où il le désire sans jamais se montrer démonstratif. Il dresse ainsi le beau portrait d'un homme complexe "avec ses doutes et ses limites, avec son orgueil aussi, et sa sincérité", son ambition et son "angélisme désarmant", ainsi que celui d'un écrivain qui n'a rien d'un "théoricien de l'absurde" mais a au contraire «beaucoup de sens sur les mains", rejoignant Yves Ansel en cela comme sur la question coloniale.

Si Camus, indéniablement sensible à la pauvreté et aux inégalités, a dénoncé "la misère et (...) l'injustice qui frappaient l'un des peuples d'Algérie", ce qui est tout à son honneur, cela ne fait pas pour autant de lui un précurseur de l'anticolonialisme - comme le fut Montherlant (7) - car il s'est toujours refusé à "remettre en question le système colonial en tant que système arbitraire illégitime, et surtout foncièrement raciste". Cet homme déchiré, imprégné de bien des aveuglements et des préjugés de son milieu, s'est en effet montré incapable de "penser contre la mère (...) contre l'ordre de la tribu, contre l'ordre du sang" (8).

Mais qui lui jetterait la pierre ? Pas Salah Guemriche, assurément.

Emmanuelle Caminade

 

(1) Le Dernier été d'un jeune homme, Salim Bachi, Flammarion, 270 p. , 18 €

(2) Et on attend avec impatience de pouvoir lire le roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête (Barzakh, novembre 2013, Actes Sud, mai 2014)

(3) Albert Camus, totem et tabou (Politique de la postérité), PU Rennes, juin 2012, 204 p., 15 €

(4) Aujourd'hui Meursault est mort, Rendez-vous avec Camus, Salah Guemriche, Amazon, juin 2013, format Kindle téléchargeable sur PC, 495 KB/208 p., 7,11 €

(5) Reprenant cette technique de l'interlocuteur imaginaire adoptée par Camus lui-même dans La Chute

(6) Lorsque Salah Guemriche prit connaissance de l'essai d'Yves Ansel, son manuscrit, achevé, était déjà en lecture chez les éditeurs...

(7) Répondant, semble-t-il, à Maurice Mauviel (Montherlant et Camus anticolonialistes, L'Harmattan, 2012)

(8) Citant l'écrivain algérien Messaoud Ben Youcef

 

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