Albert Camus (1913-1960), écrivain de l'absurde, philosophe, prix Nobel de littérature en 1957. Biographie d'Albert Camus.

Albert Camus - Louis Guilloux. Extraits : Correspondance 1945-1959


EXTRAITS >

 

LOUIS GUILLOUX À ALBERT CAMUS

20 décembre 1946

 

Mon cher Camus,

Ton télégramme arrive à l’instant, et je boucle tout pour courir à la poste te renvoyer ton manuscrit. Je suis désolé de l’avoir gardé si longtemps, mais c’est que je suis tombé dans le mal propre à Grand, et que je me suis laissé fasciner par le détail des choses. Je ne sais si j’ai eu raison, mais il m’a semblé qu’il fallait d’abord se livrer à un travail assez bête de recherche de poux. Fasse le ciel qu’à force d’avoir cherché la petite bête, je ne passe pas à tes yeux pour une très grosse. Toutefois, ce malheur me semblerait encore supportable s’il était compensé par le fait que quelques-unes de mes remarques (1) te fussent utiles, si je pouvais me dire que, si peu que ce soit, j’aurai pu contribuer à éviter quelques petites négligences, dans ce livre très beau. Je ne t’en dis pas davantage pour le moment, mais je pense que tu peux y aller carrément — Une part de la lenteur est venue aussi du fait que j’ai voulu faire deux lectures. Je croyais avoir un peu plus de temps devant moi, et aussi, que tu étais moins pressé. Tâche de ne pas m’en vouloir. Je serais très peiné d’avoir été la cause du moindre contretemps, quand tu sais bien que je n’ai que le désir de te rendre service. Tu trouveras ci-joint des feuillets contenant mes remarques. Elles sont toutes de détail, je comptais ensuite t’écrire plus longuement sur l’ensemble. — Mais il faut pour le moment aller au plus pressé. Je voudrais bien que tu me fasses envoyer des épreuves dès qu’il y en aura. Je ferai de mon mieux pour les lire plus vite que je n’ai lu le manuscrit.

 

Je suis d’accord sur les thèses du livre en général. Rieux me paraît parfaitement sorti. Sur les questions d’équilibre et de coups de ciseaux, je ne crois pas qu’il y ait rien à entreprendre. Le mouvement du livre est acquis. Quant à la question du Chroniqueur, il ne me semble pas, là non plus, qu’il y ait rien à changer, sauf deux ou trois points légers que j’ai notés, mais dans l’ensemble rien. Ton télégramme a interrompu ma seconde lecture. J’étais à la recherche d’un passage où il est fait, me semble-t-il, allusion à des notes de Rieux lui-même — Est-ce que je me suis trompé? Ne peux-tu me faire renvoyer un texte de la dernière partie pendant qu’on fabriquera? Excuse la hâte et l’imbécillité de cette lettre qui n’est pas du tout celle que je voulais — Mais rien à faire pour le moment. Il faut courir à la poste — Je t’en supplie, fais-moi grâce et ne me juge pas trop bête. Ce que je te dis là est idiot — Mais je suis pris de court. J’aime profondément ce livre, voilà ce que je veux te dire sans phrases, le pourquoi viendra une autre fois, et d’ailleurs tu sais bien pourquoi — mais aussi pour sa transparence pudique, son timbre, toi-même. À bientôt — Comme je voudrais être auprès de toi en ce moment! Je suis avec toi, de tout cœur, mon vieux, et, dans la mesure où j’en ai une, de toute ma tête.

Louis Guilloux

 

(1) Ce précieux document contenant les remarques de Guilloux sur La Peste, dont Camus dit avoir tenu le plus grand compte, n’a malheureusement pas été retrouvé.

 

 

ALBERT CAMUS À LOUIS GUILLOUX (1)

Vendredi [27 décembre 1946]

 

Mon vieux Guilloux,

Ce mot seulement pour te remercier du travail auquel tu t’es livré et qui m’a été tout à fait utile. J’ai fait toutes les modifications indiquées. Elles étaient justifiées. Je n’ai rien changé cependant de ce qui concerne le narrateur. Le narrateur est Rieux lui-même ce qui explique des tas de choses du livre. Je le disais dans les dernières pages mais sans doute n’était-ce pas assez clair. Aussi ai-je refait le début du dernier chapitre, et je l’ai dit clairement «Il est temps d’avouer que le narrateur est le docteur Rieux lui-même (2). » Et je lui fais justifier son ton d’objectivité par le fait que la souffrance des autres était la même que la sienne. Je tiens beaucoup à ça. C’est le secret du livre, son retentissement, et c’est ce qui devrait obliger à le relire, si le livre est réussi.

Merci, vieux, de toute l’aide que tu m’as apportée. J’ai donné le bouquin ce matin à la fabrication, ayant encore travaillé une partie de la nuit. Maintenant, je n’y vois pas plus clair, mais j’en suis délivré et c’est à toi que je le dois. Heureuse année pour vous trois. Je t’embrasse.

A. Camus

 

(1) Papier à en-tête de la NRF Librairie Gallimard. Guilloux fait taper cette lettre et envisage de la publier dans ses Carnets (mais à la date — manifestement erronée — du 27décembre 1948); il ne la garde pas pour la publication.

(2) La phrase exacte est celle-ci : « Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu’il en est l’auteur. Mais avant d’en retracer les derniers événements, il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu’il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif. » (La Peste, cinquième partie).

 

LOUIS GUILLOUX À ALBERT CAMUS

2 janvier 1947

 

Mon vieux,

J’ai été bougrement content de ta lettre et j’y aurais répondu aussitôt sans ces sacrées fêtes de Noël, Nouvel An, vacances et autres chienlits au cours desquelles je n’ai pas été seul une minute — Je n’ai rien foutu depuis 15 jours, pas même touché le porte-plume — Juge donc si j’étais dans des dispositions à t’écrire. Si ma lecture de ton texte t’a été utile, c’est la meilleure fête qui soit.

Envoie-moi des épreuves. J’avais bien vu naturellement le truc du narrateur, mais je me sentais tout de même un peu gêné je ne sais pas pourquoi. J’attends de voir le remaniement au dernier chapitre. Je suis entièrement d’accord avec ce livre et ces directions, comme je suis d’accord avec les articles de Combat. J’attends d’avoir achevé mon propre boulot pour me mettre à dire publiquement un certain nombre de choses. Jusque-là, motus.

Que fais-tu ? Donne des nouvelles ! Francine est-elle partie pour l’Algérie ? Comment vas-tu, et quand nous reverrons-nous ? Je t’embrasse.

Louis Guilloux

 

© Éditions Gallimard 2013

 

 

Quatrième de couverture > Albert Camus et Louis Guilloux font connaissance chez Gallimard durant l’été 1945, à l’instigation de leur ami commun Jean Grenier. Guilloux a déjà derrière lui deux décennies d’engagement et d’écriture et une œuvre publiée importante. Camus, dont L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe ont paru en 1942, n’a que trente-deux ans ; son implication dans Combat lui vaut une notoriété grandissante.

Les différences ne manquent pas entre le Breton et l’Algérien. Camus semble plus solaire, Guilloux plus habité par le noir ; le premier est rongé par le doute et le second aspire à la lumière. Mais l’amitié entre les deux hommes est immédiate et durable, et leurs affinités nombreuses : « Je l’aime tendrement et je l’admire, écrira Guilloux en 1952, non seulement pour son grand talent, mais pour sa tenue dans la vie. » Ces fils du peuple, qui ont connu la pauvreté et la maladie, sont animés par l’esprit de justice et de fraternité, prenant le parti des malheureux et des opprimés sans jamais s’inféoder à une organisation qui voudrait les représenter. Tous deux partagent une conscience aiguë de la douleur, où ils reconnaissent la « constante justification » de l’homme et dont ils tirent les éléments d’une conduite morale et politique.

Cette correspondance croisée ponctue quinze années d’une profonde et tendre affection, nourrie d’innombrables causeries, lectures, promenades et repas partagés. Comme toute amitié, elle eut ses temps forts, telle la visite de Camus à Saint-Brieuc en 1947, durant laquelle le futur auteur du Premier Homme va sur la tombe de son père, enterré au carré des soldats de la Grande Guerre ; ou encore le séjour de Guilloux en 1948 en Algérie, où il partage un repas avec Camus et sa mère.

 

Professeur à l’université de Valenciennes, Agnès Spiquel-Courdille a collaboré à l’édition des œuvres complètes d’Albert Camus dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et préside la Société des études camusiennes.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Albert Camus - Louis Guilloux, Correspondance 1945-1959, édition établie, annotée et présentée par Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard, septembre 2013, 256 pages, 18,50 €

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