Astérix chez les Pictes : Plaintecontrix !

Le succès durable d’Astérix serait inattaquable s’il n’était fondé sur une malhonnêteté intellectuelle que résume assez bien un vers de Du Bellay : « Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner. »

 

Comment dit-on hype en latin ? La campagne publicitaire pour la sortie du nouvel Astérix est véritablement assommante, et par son ampleur hollywoodienne — affiches partout, pleines pages dans tous les journaux —, et par la piètre qualité de son « argumentaire », composé d’absurdités pieusement reprises dans toute la presse. Que l’éditeur fonde de grands espoirs (financiers) sur cet album, nul ne saurait en douter. Mais quand, avant même sa sortie, on nous assure qu’il sera vendu à cinq millions d’exemplaires, un proverbe sur la peau de l’ours nous revient en mémoire… On présente aussi comme un événement extraordinaire le fait que ce trente-cinquième album soit le premier conçu et dessiné par d’autres auteurs que Goscinny et Uderzo, ce dernier s’étant borné — autre information reproduite à l’envi — à crayonner Obélix sur la couverture. La belle affaire ! il y a belle lurette que les aventures de Blake et Mortimer ou que celles d’Alix ont été reprises par d’autres auteurs que E.P. Jacobs ou Jacques Martin. La terre ne s’est pas pour autant arrêtée de tourner.


On va, bien sûr, railler notre naïveté. Nous reprocher de ne pas avoir compris que désormais un livre ou une bande dessinée se vend comme une lessive. D’ignorer que tout un bataclan du même genre avait été mis en place il y a quelques semaines en Grande-Bretagne pour la sortie de Solo, nouvelle aventure romanesque — mais non cinématographique — de James Bond, imaginée par William Boyd (traduction française prévue pour début 2014).


Sans doute. Mais ce qui nous chiffonne en l’occurrence, c’est que cette célébration d’Astérix chez les Pictes est bien plus qu’une célébration d’Astérix chez les Pictes. Ce dernier album est salué comme le couronnement d’une série qui triomphe incontestablement depuis un demi-siècle, mais dont le triomphe est fondé, au moins intra muros Gallicos, sur un malentendu, pour ne pas dire sur une imposture.


Il n’est pas question de jouer ici les rabat-joie, de protester contre la platitude mécanique de certains jeux de mots, contre les anachronismes ou les facilités un peu lourdes qui émaillent les différentes aventures d’Astérix et Obélix. Tout cela fait partie du jeu comique. Tout cela relève d’un genre. Et quiconque s’est penché un peu sur la vie de Goscinny sait que celui-ci, sans être exactement Flaubert, s’appuyait toujours sur une solide documentation. A la limite, les anachronismes sont plutôt bienvenus : loin d’être une insulte à la culture, ils contribuent à faire sentir au lecteur contemporain la proximité de l’Antiquité. Bien sûr, on dépasse un peu les bornes lorsqu’on fait effectuer à A&O une « grande traversée » bien des siècles avant Christophe Colomb, mais cette entorse à la chronologie peut être vue comme une « licence poétique ». Et elle suggère à juste titre que le monde ne se limitait pas il y a deux mille ans au monde occidental. Même si les liens étaient indirects, la présence d’étoffes de soie à Rome montre qu’il existait déjà une « route de la Chine ».


Le mal, en fait, est plus profond et tient au principe même qui préside à toutes ces aventures, autrement dit à la nature des rapports entre les Gaulois et les Romains. Bien sûr, répétons-le, it’s only a bédé, et, s’il y a beaucoup de bagarres et de bosses, il y a fort peu de sang dans Astérix et la mort n’y a jamais sa place (1). Mais il n’en reste pas moins qu’ils sont fous, ces Romains (delirant isti Romani dans la v.l.), que ce sont presque toujours les dindons de la farce et que les maîtres du jeu, du point de vue physique et spirituel, ce sont toujours les Gaulois.


Or nous savons bien que les choses ne se sont pas passées ainsi et que les vrais vainqueurs ont été les Romains. Et l’argument qui consisterait à dire que la fiction est ici utilisée comme une espèce de rectification fantasmatique, mais morale, de la réalité ne tient pas. Quand Tarantino fait mourir Hitler dans l’incendie d’un cinéma parisien, il outrepasse les bornes, puisqu’on peut gager que des hordes de jeunes Américains vont penser que le Führer a connu une telle fin, mais on peut, à la rigueur, accepter ce détournement fantaisiste, puisque ledit Führer a bien, dans la réalité, perdu la guerre. Certes, la tentation est grande de voir dans Astérix et ses amis le symbole d’une résistance à l’occupation, mais la vérité oblige à dire qu’en l’occurrence l’occupant était bien plus intelligent que l’occupé. Ne faisons pas des Gaulois des demeurés. Même leurs ennemis saluaient leur courage exceptionnel et la figure de Vercingétorix est véritablement fascinante. Mais Alésia n’est pas due à une mauvaise conjonction astrale. Ne serait-ce que par leur nombre, les Gaulois auraient pu et auraient dû se débarrasser des Romains. Mais les Gaulois, malgré les efforts de Vercingétorix, n’ont pas été capables de s’unir et sont arrivés trop tard. Les Romains ont su remporter des victoires et mettre en place un empire grâce à leur organisation sans faille. Autrement dit, grâce à leur sens de l’ordre et de la collectivité.


En face, l’individualisme gaulois, si séduisant soit-il, ne fait pas le poids.


Il y a un art du verre souvent impressionnant chez les Gaulois, mais on chercherait en vain une littérature gauloise. Autrement dit, ces braves gens, ou plus exactement ces hommes braves, ne savaient pas communiquer.


Goscinny ne dit rien d’autre quand, dans les premières pages de chaque album, ou presque, il rappelle au lecteur que le village d’Astérix et d’Obélix constitue, dans sa révolte irréductible contre les Romains, une exception par rapport au reste de la Gaule. Mais — et peu importe ce qui a pu engendrer ce paradoxe — Astérix et ses amis sont très vite devenus dans l’esprit des lecteurs français contemporains le symbole de tous les Français.


Fâcheuse tendance, fâcheuse tendance française que cette manière de réécrire tacitement certains chapitres peu glorieux de l’histoire de France. On a souvent, pour différentes raisons, comparé Astérix à De Gaulle. Loin de nous l’idée de minimiser le rôle de l’Homme du 18 juin. Mais la rhétorique du discours qu’il prononce sur les Champs Élysées lors de la Libération de Paris n’en est pas moins construite sur un mensonge énorme. Mensonge nécessaire peut-être, mensonge dynamique sans doute, mensonge par omission, mais mensonge quand même : Paris aurait été libéré par les seuls Parisiens, quand nous savons bien que cela s’est fait with a little help from their friends.

            

On va nous dire qu’Astérix n’a pas seulement du succès en France et que les « figures » qui lui sont associées ont une valeur universelle. Nous n’avons rien à dire contre les figures. La littérature se nourrit par définition de l’étoffe des rêves. Mais l’ennui, en France, c’est que ces rêves sont souvent pris pour des réalités. On peut légitimement se demander qui aurait gagné Waterloo si Grouchy était arrivé dix minutes plus tôt. Toute une partie de l’Histoire est construite sur de telles spéculations, puisque histoire signifie enquête. Mais le bât blesse assez vite dans la mesure où l’hypothèse « Grouchy moins dix minutes » conduit le plus souvent à la conclusion suivant laquelle il est profondément injuste que Napoléon ait été vaincu à Waterloo (2).


Nous revient ici en mémoire ce mot cruel de Claude Chabrol à propos de la pièce de Sartre Morts sans sépulture : « C’est une pièce de Sartre sur la Résistance, autrement dit une œuvre de fiction. »

 

FAL



(1) Une adaptation cinématographique d’un des albums met en scène un personnage qui choisit délibérément à la fin de se réfugier dans la folie pour échapper à l’horreur du monde, mais une telle noirceur est bien rare dans les albums proprement dits.


(2) Sur cet état d’esprit très français, cf. l’ouvrage de Pierre Servent le Complexe de l’autruche (Perrin, collection Tempus).

3 commentaires

Par-delà le cas Astérix, je me demande si l’Histoire, écrite par les vaincus, n’est pas aussi douteuse parfois que celle écrite par les seuls vainqueurs…

La carrière de Napoléon aurait pu se terminer très tôt à l'occasion de la bataille de Marengo (1800), remportée in extremis grâce à l'arrivée des troupes de Desaix. Cette victoire a beaucoup servi à renforcer le pouvoir du Premier Consul, c'est pourquoi il l'a réécrite trois fois. Déjà à l'époque l'importance de la communication.

Excellente critique, ma foi...avec juste ce qu'il faut d'"iconoclastie" pour  déclencher un sourire complice...et puis, cette fin est assez savoureuse... bravo!