Chandeleur l’artiste, d’Albert Vidalie : une saga banlieusarde au ton doux-amer

Voici un roman comme il y a peu de chance qu’on en lise désormais beaucoup, pour la bonne et simple raison qu’il repose sur l’observation d’un monde disparu. Celui des petites gens qui peuplaient, naguère encore, la banlieue parisienne. Une banlieue où les maisons ouvrières n’avaient pas encore capitulé devant les barres d’immeubles et les tours monstrueuses. Où les jardins, îlots de nature préservés de l’envahissement, offraient des havres de tranquillité propices à l’essor de toutes les rêveries.

 

Ainsi du jardin Falentaine, lieu géométrique de ce récit, point de convergence entre des personnages que séparent des caractères, des ambitions et des destins antagonistes, mais qui, tous, le peuplent de leurs fantasmes et de leurs souvenirs. « Le  jardin Falentaine est un domaine magique, un bouquet de mariée flottant sur une eau triste tachée de fumées noires et de cheminées d’usines (…), un ruisseau de joie entre des rochers d’or, un bouquet de palissandres et d’avocatiers que hantent des Créoles languides. » Tel est le pouvoir de l’imagination : métamorphoser la réalité grise. La repeindre aux couleurs les plus vives. En un mot, la rendre exotique – et attirante à proportion.

 

Albert Vidalie pose sur le jardin et ses occupants un regard à la fois aigu et tendre. Pour conter la saga des filles Falentaine, de leurs maris, de leurs rejetons, il s’est inspiré de sa propre famille et de sa connaissance des lieux. Cette connaissance repose sans nul doute sur une observation directe. Il en capte le pittoresque (une rue s’appelle « Conduisant à la gare », voilà qui ne s’invente pas !), excelle à en rendre l’atmosphère.

 

Ses héros sont contrastés. Les Maningue ont l’âme noire et l’appât du gain pour seul moteur. A l’inverse de leur beau-frère François, dit Chandeleur l’artiste, qui ne peint que des petits chats mais « recherche le secret des choses à travers leur apparence ». Un vrai bohème, celui-là, habité par le goût de l’errance et l’attrait des ballons de rouge qui se dégustent au comptoir des troquets. Nanti d’un frère, Hector, en quête perpétuelle du document qui prouvera à tous que ses quartiers de noblesse ne sont pas le seul fruit de son imagination.

 

Les comparses – les parents, Alphonse et Victoire Falentaine, Emile Zingue, beau-frère d’Hector, poivrot invétéré, Kobersky, inventeur escroc, d’autres encore – sont campés avec le même sens du pittoresque. Tous, fussent-ils de simples silhouettes traversant le récit de façon éphémère, ont une réelle densité. A quoi se reconnaît le talent du romancier.

 

Quant à Fanfan, le fils de Chandeleur l’artiste et de Louise Falentaine, il est à l’âge où l’on se rêve une vie héroïque. Où l’école buissonnière se peuple de modèles fabuleux, Pardaillan ou Robin des Bois. L’auteur éprouve à son endroit une tendresse qui lui fait parfois abandonner le ton enjoué, voire ironique, pour une gravité qui donne à son propos toute sa profondeur. « Pourquoi, écrit-il, a-t-il fallu qu’il sorte si tôt du jardin enchanté de son enfance ? Le retrouvera-t-il un jour ? (…) Désormais, il n’est plus temps, pour lui, de rêver. Il lui faut apprendre à vivre, à contrecœur, à contre-chance et surtout : apprendre que vivre n’est facile que pour de rares élus. (…) Il saura très vite, trop vite, que l’amour n’est pas toujours l’aimable, du roi et de la bergère, et se pratique, bien souvent, dans la pénombre favorable des ruelles, appuyé contre un mur suintant, taché de pissats d’ivrognes ! »

 

Tel est la manière d’Albert Vidalie. La réalité la plus sordide côtoie, chez lui, la poésie, singulièrement celle de l’enfance. Des jeunes années, il excelle à évoquer l’univers imaginaire. Il en garde la nostalgie. Ses notations font parfois penser à Alexandre Vialatte qui aurait à coup sûr assumé la paternité d’une phrase comme celle-ci : « Une vraie maison n’est pas seulement du bois et de la pierre, mais aussi des ombres, des odeurs et des reflets. ». Il y a aussi, dans cette chronique, du Marcel Aymé, pour l’art du portrait et celui du récit. Sans parler de sa parenté avec les Hussards, en particulier Antoine Blondin, dédicataire du roman, dont on retrouve ici la fantaisie : « Octavie (…) se laisse prendre au charme slave comme la petite épargne de 1900. »

 

De tels rapprochements ne sauraient masquer l’originalité d’un romancier qui a su trouver son propre ton, cette alliance entre l’amertume et la tendresse, l’humour et le constat d’une réalité désespérément terne.

 

Jacques Aboucaya

 

Albert Vidalie, Chandeleur l’artiste, Le Dilettante, octobre 2013, 254 p., 18 €

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