Bons temps roulés, de Bernard Hermann : La Nouvelle-Orléans avant Katrina

Somptueusement illustré, un voyage dans la vie quotidienne de la Nouvelle-Orléans entre 1978 et 1982, soit bien avant que la Coté du Croissant ne soit dévastée par l’ouragan Katrina. Autrement dit, une plongée dans un monde disparu, dont il ne reste guère de vestiges – sinon dans la mémoire de ceux qui ont connu cette ville exubérante, festive, ce creuset où se rencontraient et se mêlaient toutes les cultures. Un livre de témoignage. Or la mémoire fait cruellement défaut à notre temps épris avant tout d’actualité, convaincu que le passé est dépourvu de tout intérêt et de la moindre importance. Voilà pourquoi cette mémoire méritait d’être fixée avant de disparaître définitivement.

 

Bernard Hermann, comme d’autres, a subi la fascination d’une cité chère, notamment, aux amateurs de jazz, qui la considèrent communément, et non sans raison, comme le berceau de cette musique. Pas seulement à eux, car elle offrait bien d’autres charmes. Il y a vécu quatre ans, promenant son objectif au gré de ses déambulations, de ses rencontres. Résultat, un reportage criant de vérité. Un portrait contrasté, composé à petites touches. Celui d’une ville saisie, au jour le jour, à travers l’existence d’une des composantes de sa population, la communauté noire, riche de coutumes, de traditions, de rites adaptés à toutes les circonstances de la vie.

 

Le religieux (ou la religiosité) s’y marie au profane. La magie du vaudou  confère une dimension supplémentaire à des conditions d’existence souvent rudes. Partout, toujours, la musique, depuis les fêtes populaires, comme le carnaval et l’élection du Roi des Zoulous, jusqu’aux funérailles auxquelles les clubs et les fraternités maçonniques donnent un lustre particulier, en passant par les bas fonds, les cercles de jeux plus ou moins clandestins, les petits métiers, la paille humide des cachots où croupissent plus souvent qu’à leur tour ceux qui ont choisi la marginalité et la délinquance. Ces derniers, croient certains, sortiront de prison grâce à des pratiques magiques permettant à l’esprit de l’historique chef indien Faucon noir de venir les libérer.

 

Tels sont « les bons temps roulés » auxquels fait allusion le titre du recueil. Enigmatique pour ceux qui ignorent l’expression originelle. Une formule canadienne francophone, reprise dans nombre de chansons, de blues et de morceaux de jazz, de Louis Jordan à B. B. King, de Chuck Berry à Bill Haley, pionnier du rock and roll blanc : Let the Good Times Roll, laissez les bons temps rouler. Une manière de devise Une règle de vie où le fatalisme se mêle à un optimisme foncier. Un climat, un état d’esprit que reflètent tout du long les images de Bernard Hermann.

 

Les photographies en noir et blanc, plus de cent soixante-dix,  sont saisissantes. Portraits expressifs de tel Grand Marshall défilant à la tête de son marching band, de vieux bluesmen s’accompagnant à la guitare ou à l’harmonica. De prisonniers disputant une partie d’échecs à travers les grilles de leurs geôles en attendant la phrase rituelle « Dead Man Walking ! » qui les escortera vers la chaise électrique (elle  fait l’objet, sinistre fauteuil bardé de lanières, d’une image choc). De fidèles participant, dans une église noire, à un office où la transe et le recueillement font bon ménage. Syncrétisme d’un baptême associant à la tradition chrétienne le culte du Père des eaux amérindien. Gros plans ou scènes de rues saisies comme à l’improviste dans toute leur intensité. Tout cela, parfaite illustration du melting pot caractéristique de la Cité du Croissant, donne, ainsi que les textes qui lui font escorte, une idée du bouillonnement qui y régnait, sous le signe de la musique omniprésente. C’était avant que l’ouragan ne la réduise à un champ de ruines.

 

Dans sa préface, Sylvain Tesson évoque le cataclysme et pointe, à juste titre, les carences qu’il a révélées : «  Les rafales s’appelaient Katrina… les digues se rompirent, la mer inonda la ville. Les forces US étaient déployées ailleurs, en Afghanistan, en Irak. Pendant que le pays s’occupait à régler le problème de l’Orient, les prolos du bayou pouvaient bien se noyer. Et La Nouvelle-Orléans abandonnée, devenant une flaque de douleur, oublia qu’elle fut cette ville flamboyante, traversée de cris d’oiseaux, de mélopées de blues et de tramways nommés désir. » A l’heure où s’esquisse, notamment grâce à la musique et aux musiciens, une renaissance, les photos et les textes de Bernard Hermann sont là pour nous rappeler ce passé luxuriant. Et entretenir l’espoir.

 

Jacques Aboucaya

 

Bernard Hermann, Bons temps roulés. Dans La Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982, préface de Sylvain Tesson, Albin Michel, novembre 2015, 256 p., 49 €

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