Le monde prophétique de Joseph Conrad

Joseph Conrad, de son vrai nom Józef Teodor Konrad Korzeniowski, est né le 3 décembre 1857 à Berditchev. Drôle d’époque où la Pologne avait été avalée. Disséquée entre la Russie, la Prusse, et l’Autriche-Hongrie. Membre d’une classe privilégiée, la szlachta, moyenne noblesse terrienne, il bénéficia d’une bonne éducation. Son père était poète et traducteur. C’est par lui qu’il découvre Les travailleurs de la mer. En lisant les épreuves sur le bureau paternel le goût de l’aventure s’invita. Mais son père était surtout un patriote qui militait pour la renaissance de la Pologne. Un esprit qui baigna dans la famille du petit Joseph une partie de son enfance. Puis devenu orphelin, il partit vivre à Cracovie chez un parent avant de s’exiler à Marseille pour devenir marin. Faute de parvenir à prendre la nationalité française (déjà la bureaucratie était en place !) il devint anglais afin de pouvoir prendre du galon dans la marine marchande. Puis décida au mitan de sa vie de devenir écrivain. Il faut dire qu’adolescent il récitait à Buszczyński, ami de son père, des volumes entier du poète Mickiewicz. Et qu’il n’eut de cesse de remplir des carnets de notes durant ses voyages.
Quelles perspectives et quels choix a-t-on encore quand on a subit le piratage de son histoire. L’écrasement de sa langue. La marginalisation de sa religion. La précarisation de son mode de vie, dédaigné et bafoué ?

Tu navigueras vers la Pologne quelque soit ta direction, lui avait dit un ami de son père. Le soutenant dans son projet de départ face à la famille réticente.

Dès lors, dans tous ses écrits, quel que fut le cadre géographique qu’il leur donnait, Conrad envisagea et interrogea les conséquences, pour les gens, de vivre dans un monde global (déjà ! à la fin du XIXe siècle). Pensez ce qu’il dirait de nos jours sur l’impact moral et matériel de la migration. La tension et les opportunités des sociétés multiethniques. Les perturbations provoquées par les changements technologiques. Pour lui, il est difficile d’échapper à des forces qui nous dépassent. Il a ainsi donné à la littérature une gamme de voix plus internationale et multiethniques que tout écrivain de son temps.

Sa découverte de l’Asie lui montre la limite des stéréotypes occidentaux. Il y voit une honnête authenticité que l’Occident a oubliée depuis longtemps. En cela il suit Schopenhauer qui affirme que l’illusion dissimule à la vue la vérité, le sens et la réalité. Son voyage au Congo lui fera découvrir qu’en 1874, il y avait encore des vendeurs d’esclaves. Le premier d’entre eux, Tippu Tib, musulman zanzibaris était aussi le plus cruel. Son tempérament angoissé et les conditions climatiques le rendront malade. Plus tard, il en tirera Au cœur des ténèbres, sans doute le plus connu de ses romans.
Mais c’est en 1910 qu’il comprit la mondialisation avant tout le monde. Nostromo en est LE roman initiatique. Outre que c’est le seul roman se passant dans un lieu où Conrad n’est jamais allé. Mais c’est surtout un roman sur tous les endroits où il est allé. Il exsudait le cynisme politique du Polonais qui avait vu ses parents dévastés par des idéaux nationalistes inaccessibles. Il exprimait la nostalgie du marin à voile dépassé par l’arrivée de la vapeur. Il tremblait de dégoût devant ce que le Blanc était en train de devenir au nom de la civilisation importée. La prescience de Nostromo est d’y voir la prédiction de Conrad sur l’avenir du monde. La perte des valeurs au nom d’un consortium d’intérêts matériels dirigé par les USA. Les nouvelles nations qui voyaient le jour n’étaient que leurs vassaux. Et les esprits se réveillaient… De jeunes hommes traversaient les océans : le steward Hô Chi Minh voguait de Marseille à San Francisco en ouvrant bien ses oreilles et ses yeux. Un avocat indien nommé Gandhi s’enferma dans sa cabine entre Londres et l’Afrique du Sud pour rédiger un traité pour se libérer de l’emprise britannique…
Le socialisme allait bouleverser le monde.
Conrad devint fataliste.

L’explicite, mon cher [Curle], est fatal au charme de tout travail artistique, parce qu’il le prive de sa puissance suggestive et détruit toute illusion.

Le succès vint sur le tard, une fois encore des USA. Et dire d'un auteur que, déjà en 1914, le lire demandait un minimum d’effort le condamnait… alors aujourd’hui… Mais, au contraire, offrez-vous cet effort vraiment minime et sitôt quelques pages lues vous aurez le rythme de croisière. Et vous embarquerez sur l’une des plus belles en littérature !
Car le but d’un artiste, d’un écrivain, est, avec le seul pouvoir des mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et avant tout, de faire voir.

Cet essai, servi par des cartes, des photos, et un appareil scientifique garni, se lit comme un roman. Il pétille d’intelligence. De trouvailles. Nous plonge dans une époque révolue. Nous apprend énormément. Entre exploration et littérature, un voyage inoubliable, en effet.

Annabelle Hautecontre

Maya Jasanoff, Le monde selon Joseph Conrad, traduit de l’anglais par Sylvie Taussig, Albin Michel, septembre 2020, 430 p.-, 22,90 €

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