Emmaüs selon Baricco : Ainsi sont-ils

On ne peut titre plus évangélique. Le propos est plus proche de l’enfer. À moins que ce ne soit tout simplement le reflet cruel de la vie. Écrivain et musicologue, Alessandro Baricco s’y entend pour décrire avec une certaine rudesse le tragique destin d’une jeunesse en perdition.

 

Tels les cavaliers de l’Apocalypse, ils sont quatre : Luca, Bobby, le Saint et le narrateur. Quatre jeunes - des gamins devrait-on dire – qui vont tomber sous le charme de Andre. Andre, au prénom étrange, est une beauté de leur âge, solaire, éblouissante et libre, tout entière brûlée de désirs et de fantaisie. Las ! Les quatre compères sont le portrait étriqué de « jeunes cathos » coincés dans la tradition et les principes. Qui va convertir l’autre ?

 

On pourrait filer la métaphore spirituelle. Le livre de Baricco, drôle et virevoltant, est aussi émouvant et tragique. Il décrit avec justesse une jeunesse ambitieuse et naïve, qui se croit « hors du monde », protégée et au service de la vraie foi. Ils animent la messe au son de leurs guitares, visitent les malades à l’hôpital, croient en Dieu et transpirent de cette foi ardente : « Nous nous faufilons entre les roues dentées du monde, le front haut, mais du pas des perdants – ce pas honteusement humble, et décidé, qui fut celui de Jésus de Nazareth parcourant le monde durant sa vie publique, pour définir moins une doctrine qu’un modèle de comportement. Invincible, comme l’histoire l’a démontré. »

 

Mais voilà que cette force de conviction atténue diablement les capacités de résistance des jeunes croisés. Confrontés aux réalités du monde, ils souffrent dans cet univers étrange, étranger, qui leur échappe… et les fascinent en même temps. Andre ne fait qu’ouvrir la brèche, perturbe le bel ordonnancement, creuse le vide intérieur des garçons indécis. Ce n’est ni caricatural, ni iconoclaste. C’est autant le portrait d’une jeunesse déboussolée que d’un monde adulte désabusé : « J’ai dix-huit ans, et déjà le bonheur a la saveur du souvenir. »

 

La plume d’Alessandro Baricco – traduit par Lise Caillat - est précise, empathique, généreuse. Il laisse transparaître une vraie affection pour ces gamins déroutés, trop sages pour être heureux. Mais ils les passent par l’épreuve du feu, et rien ne protège de cette douleur initiatique. Tout comme une météorite explose en milliers de particules en entrant dans l’atmosphère, ces jeunes gars bien sous tous rapports vont être pulvérisés par la vraie vie… Le narrateur raconte avec pudeur l’éclatement sidéral de leur petit groupe. Il est peut-être le seul à pouvoir réaliser la mutation qui s’opère : « Je ne pouvais plus me contenir, et cela est typique de notre fonctionnement : tourner autour du problème pour en faire soudain une question de salut ou de perdition, quelque chose de grave. Nous n’imaginons pas une seconde que cela puisse être plus simple – des blessures normales à guérir par des gestes naturels, comme se mettre en colère, ou de se livrer à des actes méprisables. Nous ne connaissons pas de tels subterfuges. »

 

Si la foi s’accommode mal de petits arrangements, il en est autrement de l’existence. Trouver en dépit de ses faiblesses l’issue honnête d’une vie heureuse, c’est tout un chemin…

 

Christophe Henning

 

Alessandro Baricco, Emmaüs, traduit de l’italien par Lise Caillat, Gallimard, novembre 2012, 135 p., 15,90 €.

 

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