Alexandre Astruc, "le Plaisir en toutes choses"

Alexandre le Bienheureux


Mathématicien, journaliste, cinéaste, romancier, Alexandre Astruc dresse le bilan de son existence dans un recueil d’entretiens avec Noël Simsolo intitulé le Plaisir en toutes choses. Bilan provisoire : à quatre-vingt-dix ans passés, ce « tonton de la Nouvelle Vague » reste un tonton fringant.


Le 30 mars 1948 paraît dans la revue l’Écran français un article un peu rageur d’un jeune critique qui s’étonne que ses aînés n’aient pas encore prophétisé, ou plus exactement diagnostiqué comme lui l’avènement d’une nouvelle forme de cinéma, qu’il nomme — d’une formule aujourd’hui consacrée — la « caméra-stylo ». L’heure n’est évidemment pas encore à la vidéo et au numérique, mais Alexandre Astruc sent que les progrès techniques — et en particulier l’allègement du matériel entraîné par l’arrivée récente du 16 mm — vont permettre une souplesse bien plus grande dans la conception et la fabrication des films. Le cinéma va se libérer de ce qui reste encore alors sa référence, sinon son pesant modèle — le théâtre. L’expression « cinéma d’auteur » n’apparaît nulle part dans l’article en question, mais la notion est déjà là en germe, et Godard pourra déclarer plus tard qu’Astruc a été d’une certaine manière le « tonton » de la Nouvelle Vague et le héraut de la liberté associée à celle-ci. La distinction entre scénariste et réalisateur est rejetée. « L’auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain écrit avec un stylo », affirme Astruc, après avoir posé que « le cinéma, comme la littérature, avant d’être un art particulier, est un langage qui peut exprimer n’importe quel secteur de la pensée. » [1]


Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette notion d’auteur, ne serait-ce que parce qu’il faut être bien naïf pour ne pas voir que même un simple livre est le plus souvent le résultat d’une entreprise collective. Mais nous nous bornerons ici à souligner le paradoxe de cette expression « caméra-stylo » qui, alors même qu’elle entendait proclamer l’indépendance du langage cinématographique, continuait de lui imposer, à travers l’image du « stylo », une référence littéraire. C’est qu’Astruc, malgré son éducation protestante, ou pour se venger de celle-ci, voulait gagner sur tous les tableaux, autrement dit profiter des prospérités du vice et de la vertu réunis. Le jeune homme en colère de l’Écran français a aujourd’hui plus de quatre-vingt-dix ans, mais comme le montre le recueil de ses entretiens avec Noël Simsolo qui vient de paraître sous le titre le Plaisir en toutes choses, il n’a guère changé sur ce point. Si le dernier entretien se termine sur une citation fameuse empruntée au Neveu de Rameau — « Les idées, ce sont mes catins » [2], la postface qui complète l’ensemble se conclut sur une phrase de Péguy qui vient, manu militari, remettre ces idées en place : « L’ordre, c’est la liberté ; le désordre, c’est la servitude. »


« Alexandre, tu es un voyou sans plate-forme idéologique. » On est assez tenté, à la lecture de l’ouvrage, de souscrire à ce jugement porté sur Astruc par l’un de ses amis tant les contradictions, ou disons les allées et venues foisonnent dans son existence et dans ses activités multiples — car le critique est rapidement devenu réalisateur, ce qui ne l’a pas empêché de revenir par la suite au stylo sans caméra pour écrire un certain nombre de romans —, mais Astruc répond lui-même que le mot idéologie n’a pour lui aucun sens. Désabusement probable d’un homme qui a été témoin à la Libération d’abominations et de retournements de vestes presque aussi condamnables, à ses yeux, que les crimes commis pendant l’Occupation. Mais, beaucoup plus simplement, expérience d’un homme qui sait que les choses ne se passent jamais comme on l’avait prévu. Astruc s’en va voir la mise en scène des Sorcières de Salem de Raymond Rouleau, convaincu que le spectacle le confortera dans son idée que Mylène Demongeot est l’interprète rêvée pour l’un des personnages de son adaptation du roman de Maupassant Une Vie. A l’issue de la représentation, il a changé son fusil d’épaule. C’est à Pascale Petit, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il vient de découvrir dans la troupe de ces Sorcières, qu’il confiera finalement le rôle. Bien sûr, nous savons depuis longtemps qu’il y a derrière un film toute une « cuisine », mais il est toujours intéressant d’en découvrir des exemples concrets et de constater qu’elle n’est pas toujours le fruit de calculs machiavéliques, mais tout simplement le résultat du hasard. Mais il y a aussi l’inverse, la résistance à la matérialité de l’outil-cinéma. Astruc reprend et fait sien ce propos d’Orson Welles : « Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est l’abstraction. »


Les entretiens suivent dans l’ordre chronologique la carrière à géométrie variable d’Astruc et — conséquence de son refus de l’idéologie — ses rencontres avec des personnages très divers. Camus, Sartre (sujet d'un de ses documentaires, Sartre par lui-même), Beauvoir, Blondin, Boris Vian, Simenon, Giscard d’Estaing et bien d’autres encore font partie du casting de cette « autobiographie dialoguée ». Astruc n’a pas encore vécu aussi longtemps que Manoel de Oliveira, mais il a eu le temps de mener plusieurs vies (même s’il explique dans la préface que ces conversations avec Simsolo lui ont fait découvrir une profonde cohérence dans cette multiplicité).


Il n’est pas sûr que ses films marquent à jamais l’histoire du cinéma — le Rideau cramoisi, Une Vie ou Flammes sur l’Adriatique sont des titres de cinémathèque, avec le prestige, mais aussi avec les limites que cela implique —, mais c’est pourtant son travail de réalisateur qui retient le plus notre attention, parce que nous y retrouvons le paradoxe que nous signalions à propos de la formule « caméra-stylo ». L’homme reste hanté par la chose écrite. Plusieurs décennies après les faits, il enrage lorsqu’il se souvient qu’un de ses romans a raté d’une voix tel prix littéraire que tout le monde aurait de toute façon depuis longtemps oublié. Soit dit en passant, cet indéfectible attachement à la littérature n’exclut pas le paradoxe : Astruc lecteur explique qu’il a interrompu définitivement sa lecture de la Recherche dès lors qu’il a eu la révélation du génie de Proust, autrement dit avec Albertine disparue…


Et donc, Astruc cinéaste s’est inspiré pour l’essentiel de ses films d’œuvres littéraires classiques et rêve encore à son âge d’adapter trois nouvelles de Mérimée. Il est passionnant de voir comment le travail d’adaptation l’a dans certains cas conduit à réviser son jugement sur certains auteurs. Il n’aimait guère le Maupassant d’Une Vie, mais celui-ci lui apparaît sous un jour nouveau quand il se met à plancher sur le scénario : il n’avait pas vu qu’Une Vie était habité de la même folie que le Horla. En revanche, il n’a pas eu besoin de chemin de Damas pour saluer le génie du premier grand organisateur des noces entre le sensible et l’intelligible — Edgar Poe. Astruc a eu pour coscénaristes Flaubert, Balzac et Maurice Leblanc, mais Poe a été le fidèle des fidèles, lui offrant dans ses Histoires extraordinaires la matière claire et obscure de quatre films.


Et cette part dominante de la littérature dans l’œuvre cinématographique d’Astruc nous rappelle une chose que nous savions, mais que nous avons trop tendance à oublier. Ses « neveux » de la Nouvelle Vague, qu’ils se nomment Godard, Truffaut ou Chabrol, étaient eux aussi des rats de bibliothèque. N’est-il pas étrange que ces jeunes gens qui remuèrent autant le monde des images en quittant les studios pour s’emparer du décor de la rue aient été aussi attachés aux mots ? Mais il ne faut jamais oublier que l’iconoclaste Rimbaud avait commencé sa carrière en décrochant au Concours général un prix de vers latins et que les ruptures dans l’histoire de l’art (et dans l’Histoire tout court ?) s’inscrivent toujours dans une continuité.


FAL


Alexandre Astruc, le Plaisir en toutes choses — Entretiens avec Noël Simsolo, Éditions Neige — Écriture, mars 2015, 19,95€



[1] On trouvera sur ce site le texte complet de cet article.

[2] Citation à la vérité un peu inexacte, puisque Diderot écrit, dans les premières lignes de son introduction au Neveu : « Mes pensées, ce sont mes catins ».



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