Alexandre Postel, Un homme effacé : don't press "delete"

D’avoir écrit Un homme effacé à trente et un ans fait d’Alexandre Postel le talent le plus prometteur de sa génération. Parfaitement maîtrisée, cette fiction hyperréaliste renoue avec une tradition de la banalité tragique que maints écrivains français contemporains ont délaissée au profit de la narration vainement ludique, de l’autofiction complaisante ad nauseam, du sentimentalisme à rebondissements qui permet de ramener bien des lectrices au lit, ou de la bravade crapuleuse sur autoroute à visionner sur Arte ou Youtube.
  

L’on serait tenté d’invoquer Simenon (pour le démarrage en côte du récit et le suivi en caméra rapprochée de la chute libre vécue par le protagoniste), Kafka (pour le labyrinthique procès dans lequel il se trouve embarqué) ou Camus (pour l’incapacité émotive, la tétanie dont il semble être victime). Mais avant tout, Alexandre Postel est l’héritier d’une génération dont l’enfance et l’adolescence se trouvent coincées entre les images de l’écroulement euphorique du Mur de Berlin et apocalyptique des Twin Towers. Un jeune homme qui n’aurait pas assisté au spectacle de cette décennie interstitielle séparant le XXe siècle du suivant ; un esprit dépourvu d’une conscience aiguë de la délétère servitude volontaire qui s’est imposée, via la Communication, les Réseaux, la Transparence, depuis l’avènement d’Internet ; un tel naïf n’aurait pu écrire une histoire aussi bouleversante que celle de Damien North.


Imaginez… Ou plutôt, non, voyez cet insignifiant prof de fac, veuf depuis douze ans et ayant choisi de ne pas repeupler sa solitude. Il est dans son bureau à l’université. Après avoir infructueusement tenté de consulter ses mails puis contacté le service technique pour s’entendre répondre que son ordinateur était « en maintenance », Damien North vaque à d’autres occupations qu’informatiques. Il serre la main de vagues collègues et échange quelques platitudes, parcourt un traité de Descartes, reçoit une étudiante se plaignant d’avoir été sous-évaluée pour un travail. Puis on frappe à sa porte. Police. Motif de la visite ? Des centaines de photos à caractère pédopornographique découvertes sur le disque dur de l’enseignant. Prière de nous suivre.


Le cauchemar éveillé peut commencer pour Damien North, devenu du jour au lendemain un dangereux maniaque sexuel, un collaborateur par téléchargement du pire système d’exploitation de l’enfant qui soit. Tout l’accuse. Les multiples expertises n’ont révélé aucun virus qui aurait pu glisser ainsi, à son ordinateur défendant, les images immondes jusque dans la mémoire de sa machine. Il est un vieux garçon, après tout ce temps sans personne dans sa vie, et quoi de pire qu’un homme seul en matière d’inavouables débauches ? Et que fait, encadrée bien en évidence dans le salon, la photo de sa petite nièce en maillot de bain, au bord de la piscine ?


Devant ce qui s’apprête à le broyer, à l’effacer d’un clic, Damien North imagine les réponses qui le disculperaient. Pourtant, il ne les articule pas. Comme s’il avait compris que ce monde était désormais invivable aux innocents. C’est ainsi qu’il écope d’une lourde condamnation et échoue dans la cellule du fameux Porsenna, l’avéré étrangleur et violeur de fillettes…


Un homme effacé n’est ni un essai déguisé sur les ravages que cause la Toile, encore moins un J’accuse ! lancé à l’époque virtuelle. C’est d’abord une satire ravageuse de notre société où chaque ignorant prétend à l’omniscience sous prétexte qu’il dispose d’une connexion illimitée, où le clavardage peut mener tout droit à la voie de fait, et où les tests fumeux des psychologues n’ont guère plus de valeur prédictive qu’un marc de café ou une poignée d'osselets.


C’est surtout un authentique roman, soit un lieu et un temps imaginaires où la complexité du réel est réhabilitée de plein droit.


Frédéric Saenen


Alexandre Postel, Un homme effacé, Folio n° 5829, octobre 2014, 263 pp, 6,80 €.

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