L'univers magique d'Alexandre Vialatte : Le Cri du canard bleu

Son éléphant était irréfutable. Alexandre Vialatte semble, pour sa part, inépuisable. Nul ne s'en plaindra. Ses archives, pieusement conservées et explorées par son fils Pierre, regorgent de textes restés inédits. C'était l'homme des brouillons inachevés. Des esquisses. Des fragments. Des ébauches jamais reprises. Des romans qui se bornent souvent à l'incipit. Autant dire de petits trésors. Car ces fonds de tiroir n'en sont pas - au sens habituel. Ils n'ont rien de rebuts, mais font penser à des morceaux de statues mis à jour, au hasard de la  pioche, par un archéologue. Une tête, un corps galbé dépourvu de membres, et qui laissent deviner des chefs-d'oeuvre disparus.

 

Sa notoriété posthume lui est venue des Chroniques publiées çà et là, singulièrement dans La Montagne de Clermont-Ferrand, rassemblées ensuite par les soins attentifs de son amie Ferny Besson. Elles ont connu, en deux volumes, la consécration de la collection "Bouquins", chez Robert Laffont. Des monuments d'humour, de cocasserie, mais aussi l'observation lucide, voire impitoyable, du monde contemporain, de ses travers, de ses ridicules. L'œuvre - car c'en est une, dans la meilleure acception - d'un moraliste  baroque. D'un pessimiste gai. D'un funambule. D'un jongleur dont les pirouettes et les tours de passe-passe travestiraient l'amertume - mais elle dépasse toujours peu ou prou, comme les oreilles du loup sous le bonnet de mère-grand.

 

Le grand public, si tant est que l'on puisse ainsi dénommer, sans leur faire injure, les lecteurs de type courant, le grand public, donc, découvrit bien tardivement les Chroniques et leur auteur. Cependant, et déjà du vivant de Vialatte, existait une coterie de ses admirateurs. Un cercle restreint. Une franc-maçonnerie dont les mots de passe, Berger, les Enfants frivoles ou la Dame du Job, n'étaient compréhensibles que par les initiés. Ceux-là savaient son talent. Son univers leur était familier.

 

C'est qu'ils avaient lu Battling le ténébreux et Les fruits du Congo. Deux romans caractéristiques de sa manière inimitable. Baignés de poésie et de mélancolie - celles qui président au passage de l'enfance à l'âge adulte, cette période indécise, nébuleuse, où la magie des premières années s'affronte à la réalité du monde. Toute sa vie, Vialatte en garda la nostalgie. Il y revient sans cesse, déroule des souvenirs, les embellit, en nourrit ses fictions, les transforme en mythologie. Nul mieux que lui n'a su recréer le climat et les sortilèges de l'adolescence. Elle lui inspire maints canevas dont il abandonne le plus souvent la réalisation au bout de quelques pages, ébauches que des éditeurs plus perspicaces que leurs confrères ont eu, ces dernières années, la bonne idée d'exhumer.

 

Ainsi du Dilettante. Grâces lui soient rendues. On lui doit, outre L'Auberge de Jérusalem, Le Fluide rouge, La Complainte des enfants frivoles, Les Amants de Mata Hari. Et, aujourd'hui, Le Cri du canard bleu. Celui-ci déploie ses ailes sous une couverture qui reproduit une page du catalogue 1910 de la Manufacture française d'Armes et Cycles de Saint-Etienne, catalogue illustré aux allures surréalistes dont on sait que Vialatte faisait grand usage pour alimenter ses chroniques.

 

Ce canard bleu (de Colombie, telle est l'origine de son espèce) date de 1933. Peut-être eût-il fourni son titre à un roman laissé en friche. Son héros se nomme Etienne Berger - un patronyme cher à l'auteur. Il a hérité le volatile d'une institutrice illuminée, écolo avant la lettre, abreuvée "de Rousseau et de sombres poètes qui affirmaient d'un ton provocant qu'il fallait vivre de légumes", partie un soir de mai "pour aller vivre dans les bois du Labyrinthe, de racines et d'herbes des champs".

 

Elle n'est pas la seule figure féminine à nourrir les rêves du petit Etienne dont nous suivons, mais esquissées, l'évolution et les rencontres. Déjà, il a été, à l'âge de sept ans, saisi par la Beauté. Sous les espèces d'une affiche de cirque représentant une superbe créature, star des "Ballets féeriques", qu'il a spontanément baptisée Estelle. Et puis, mais pour le quotidien, Amélie, la compagne de classe, "la vestale des humbles marmites".

 

L'affiche, un leitmotiv dans l'œuvre vialatienne. Comme l'auberge "de complainte et de grand vent, de guitare et de castagnettes". Comme le magasin où s'entasse un bric-à-brac d'objets insolites. Comme les personnages pittoresques, singuliers. Hauts en couleur. Tous les ingrédients de la magie. Tous les tremplins pour le rêve. Avec la nostalgie du souvenir. Et le charme indicible d'une prose à la fois luxuriante et aérienne. Un concentré de Vialatte, à déguster à petites gorgées.

 

Jacques Aboucaya

 

Alexandre Vialatte, Le Cri du canard bleu. Le Dilettante, octobre 2012, 64 pages, 10 €

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