Écrire pour être ensemble : « La Joie pour l’éternité », correspondance du Goulag (1931-1933) d’Alexeï et Valentina Lossev

Les époux Lossev relèvent des figures à la fois rares et caractéristiques de la vie intellectuelle russe : tous les deux chercheurs, et croyants au point de devenir (en secret, régime soviétique oblige) moine et moniale, pour vivre dès lors dans la chasteté un attachement réciproque passionné. Les travaux philosophiques d’Alexeï, notamment La Dialectique du mythe, où il critique explicitement le marxisme, leur valent d’être arrêtés, condamnés respectivement à dix et cinq ans de camp, et envoyés en deux lieux différents. D’où la correspondance – leur seul moyen d’être ensemble, ne serait-ce qu’à distance -, rédigée de façon plus ou moins tendancieuse (les censeurs étaient leurs premiers lecteurs), mais malgré cela, généralement très révélatrice de l’état d’esprit et des conditions de vie de chaque épistolier.

Comme l’explique Luba Jurgenson dans la fort instructive postface de l’ouvrage, les Lossev ont eu la chance de se retrouver au Goulag avant le début de la période la plus mortifère, et de bénéficier d’une réduction de peine due à l’achèvement du canal Mer Blanche-Baltique. Mais la santé de chacun des deux est gravement endommagée, suite aux trois ans de travaux forcés, et l’on peut penser que leur psychisme n’en sort pas tout à fait indemne non plus, surtout celui d’Alexeï. Au début de 1932 déjà, le philosophe passe de la confiance en l’avenir à une forme de désespoir particulièrement douloureuse, mêlée de rage, résultant à la fois des souffrances qu’il endure et de l’angoisse à l‘idée de ne jamais pouvoir reprendre ses travaux de recherche – en authentique intellectuel, il est incapable de supporter la perspective d’une existence où il resterait privé de cette forme de vie de l’esprit. Lorsqu’il apprend que sa bibliothèque (irremplaçable) a été dispersée, il en perd presque la foi : « Le problème n’est pas que les Sokolov recouvrent leurs marmites avec mon Kant et mon Hegel et qu’ils se torchent avec mon Nicolas de Cues. Ni, en fin de compte, que les autorités n’aient pas permis de laisser ma bibliothèque en haut. […] Peut-on être rassuré pour les valeurs supérieures qui rendent possible pareille monstruosité et profanation de tout ce qui est sacré et sublime ? Iassotchka, je ne trouve pas de mots pour exprimer toute la profondeur de mon indignation et de ma colère, il me semble que je suis prêt à me révolter contre tout ce en quoi j’ai cru toute ma vie […] Que nous reste-t-il en dehors de cette vie hideuse que nous menons ? » De manière admirable, Valentina répond le plus souvent à ce genre de lettres avec un tendre stoïcisme, et en priant pour que les souffrances passent de son mari à elle-même.

La lecture de cette correspondance, à la fois poignante et riche en informations sur le système soviétique de cette époque-là, n’est gâchée que par certains défauts de la traduction qui semble avoir été faite à la hâte. Outre les lourdeurs comme celles qu’on trouve dans la citation ci-dessus, le lecteur est choqué par des fautes de français récurrentes telles que « se rappeler de », « sont parus » et « demander à ce que ». Je n’irais pas jusqu’à prétendre – à l’instar d’un personnage de Pascal Quignard - que cette dernière tournure mérite qu’on quitte la femme qui l’emploierait, mais je suis tout de même fort déçu de découvrir qu’une traductrice chevronnée et souvent excellente l’utilise systématiquement. Chère Luba Jurgenson, avec tout le respect que je vous dois, je demande que cela cesse !

 

Alexeï et Valentina Lossev, « La Joie pour l’éternité », correspondance du Goulag  (1931-1933), traduit du russe par Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, octobre 2014, 304 pages, 22,00
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