"Demoiselles" d'Alex Porker

Pour Alex Porker, qui insiste pour voir publier mon très modeste avis sur ses Demoiselles.



Depuis 1830, année de parution de Le Rouge et le Noir, les écrivains, ou postulants à la haute gloire de le devenir, accordent une attention particulière à la rubrique  faits divers / faits d'hiver. L'homonymie ici fonctionne à plein régime, élue pour cette terrible et sainte tâche de dire le déplaisir humain, chaque brève dans le journal du soir comme piqûre de rappel imposée à nos corps ivres de plénitude ou engagés dans la dure lutte pour la vie : l'homme est un animal sauvage qui, dans la paix comme dans la guerre, parfois surgit, sorcière, loup, roi des Aulnes, magicien ; parfois il s'agit d'un enfant. Zone de mort au coin de la rue, la bulle psychologique explose, le tiroir des peurs archaïques s’entrouvre et notre esprit rationnel à l'instant bat la campagne en quête de sens.


Les générations X, Y et A auront eu de la chance. La manne s'avère proprement hallucinante. Le vrai, toujours assez peu vraisemblable, la littérature contemporaine se construit, et ce n'est que justice, en miroir de la rubrique chiens écrasés, enfants martyrs, assassinats de groupe avec père ou mère ; matricides, parricides, infanticides, séquestrations longue durée, cannibalisme , cabinet de curiosité, cobayes humains, toute la panoplie du parfait docteur Mengele ou Shiro Ishii, inventeur et maître d'oeuvre de l'unité 731 ; toute la gamme tragique déploie à l'envi ses black-harmoniques, cold wave et dissonances.


Ces jours-ci « l'inconnue de Berck » a paru sur les radars de la modernité et les autoroutes de l'information pour célébrer le souvenir de la mal aimée Marguerite Duraille et de son admirable mendiante du Gange. Force demeure de convenir que seule la parole durassienne saurait dire notre effroi de la chose arrivée à Berck-Plage cet automne. Cri de la mère qui a perdu son enfant, augmenté par celui d'une enfant de un an appelant au secours la déesse tutélaire qui vient de la livrer, entière, à la fureur de Neptune. Pauvre enfant incapable de dire le récit de Théramène et de croire que l'adorée l'a livrée au monstre. S'il est une terre de solitude, c'est bien celle-là, où vont les innocents, enfants, heureux enfants, capturés par un frère jadis maudit ; les jeunes filles mortes avant d'avoir connu l'étrange douceur de l'amour, seulement son reflet de carnaval, son masque furieux, l'amour blessé jadis transmué en absence de sentiment ; la souffrance animale, celle de l'handicapé martyrisé dans une cave après avoir subi les quolibets du monde ; celle des vieillards, honteux d'être si laids, si inutiles, qu'ils méritent d'être jetés aux ordures. La liste est longue. La Femme du Gange, l'oeuvre d'Ellroy, de Lehane, Mystic river, Gone baby, gone, celle-ci aussi, supérieure, de Joyce Carol Oates, réparent chacune à leur manière l'affront d'un monde si repu de belles images interdites, de fantasmes à portée de main, qu'il préfère à présent l'ordure, la pornographie, au trop parfait monde annoncé, post-humain. Qu'est-ce d'autre après tout que la littérature que ce cri si juste qu'il frappe et déchire nos cœurs, nos sens et nos esprits, longtemps après que la voix se soit tue ? Rien.

Pour dire le fait divers, le froid tombé sur une âme au point qu'il pétrifie alentour cœurs et âmes, telle la reine des glaces du vieux conte, plusieurs méthodes existent. Aucune d'elles ne démérite, pourvu que la littérature soit au rendez-vous. Il ne suffit pas d'aligner sagement des mots les uns à la suite des autres sur un cahier d'écolier pour faire œuvre.


Morgan Sportès, à sa manière, est parvenu à donner à l'infâme rubrique ses lettres de noblesse, la patience de l'intelligence, unies au talent d'écrivain, une langue impeccable et dont chaque mot pesé, sous-pesé atteint sa cible, donne à ses enquêtes le supplément d'âme qui manque si cruellement aux Demoiselles d'Alex Porker.


Le pitch était chouette, auquel il ne manquait pas un détail sordide, violent et surtout militant ! L'auteur s'était donné pour noble tâche de combattre le jeunisme contemporain et, pour ce faire, le chargea d'illustrer le malheur du monde. Un groupe de jeunes gens, lassés d'être ces chairs à consommation comme jadis leurs grand-oncles et leurs grands-pères le furent, Chemin des Dames témoigne, chairs à canon, décident de se venger des adultes. Drogués à une certaine pilule de bonheur, les mioches, tarés sociaux, fabriqués tels, passent à l'acte, martyrisent leurs camarades... Tout y passe. Le ton du livre hélas est plutôt relâché, l'édition aussi ; élégante dans sa forme et sa typo, la copie en revanche, les coquilles en témoignent, n'a pas été relue. Une bonne idée peu réfléchie. L'usage de la pilule du bonheur tombait mal. Après Génération A, il était difficile de construire un roman autour de la question des psychotropes !


Je connais l'auteur, travailleur, passionné, attentif, studieux, il se documente ; sûr de lui et pas sot, aussi ai-je longtemps refusé de commenter son livre, attendant le prochain. Il a insisté.


Voici ma réponse, cher Alex, ce qui se dit et s'exprime dans la rubrique faits divers, et cela seul entre tous les sujets romanesques, est une chose trop sérieuse pour être traitée de la manière que tu as choisie  : désinvolte, brutale et indifférente. Tu as choisi la froideur pour dire le froid, en bon disciple de Truman Capote, mais magie de la première fois ne se renouvelle pas ! Pour être vraiment punk, il t'aura manqué la fantaisie, l'imagination, la syntaxe, le détail méchant, le lâcher prise, l'audace... Tout ce dont les textes de ton ancien camarade des éditions Hermaphrodite et notre ami commun Jean-Marc Agrati regorge. Le moyen de ne pas se tordre de rire et d'horreur en lisant son Apocalypse des homards (1) ? Tu aurais pu choisir la farce, Alex, le grotesque, le carnaval, composer un conte philosophique, mais peut-être as-tu trop fait confiance au sujet et remis à une prochaine fois de réfléchir à la question de la forme avant de t'embarquer. Des exemples fameux pouvaient l'autoriser ! Même excès de confiance a nui à Sofia Coppola, dont le talent ne saurait être contesté. Elle aussi s'était imaginé qu'il suffisait de montrer des adolescents en proie à des conduites aberrantes pour faire naître la sidération chez le spectateur.

Il n'en a rien été et le sujet fut gâté.


Une brève de l'AFP suffit à sidérer, ton accroche en imposait : «  le squelette vivant d'une petite fille... »  Pour, d'une brève agaçante, faire naître un bon roman ou un bon film, il faut y ajouter, conviens-en, d'autres ingrédients. Libre à chacun de trouver sa couleur, son éclat, son format, la résonance de son propre cœur, le modelé de son plâtre, de son bois, de sa pierre ou de son marbre, mais il convient d'accoucher d'une forme et non de se suffire de deux ou trois effets-miroir empruntés à la forme canonique du polar des années 50 en y adjoignant un soupçon de Ballard pour la thématique. Je te ferai remarquer que Ballard ose la tendresse en contrepoint de l'extrême noirceur de son récit. Tout en art est affaire de rythme, de contrastes, de variations, de dynamique. Tu méprises enquêteur, victimes et bourreaux. En cette égalité de traitement, le roman s'absente.


En filigrane de tout livre d'anticipation sociale ou sociétale, la tragédie doit gîter et le motif de compassion comme une trame invisible nouer ensemble les ossements des morts et arracher au silence du journal du soir la plainte des victimes. De ce silence des torturés dans l'anonymat de la presse quotidienne, jetés en pâture à nos imaginations, à nos peurs et à notre voyeurisme, seule la littérature, et ce depuis le chœur grec, a pouvoir de témoigner. Donner une voix aux muets, la gloire aux exclus, l'hégémonie aux mendiants, la raison aux fous... Dans le silence du monde, les voix de Faulkner et de Beckett.


Cher Alex, si tu avais moins lu de documents, de sociologues et davantage laissé ton imagination dériver, si tu avais goûté les mots, senti le plaisir du texte, je n'aurais pas été aussi déçue ! Sais-tu ce que Huysmans fit de la figure de Gille de Rais dans Là-bas ? As-tu seulement jeté un œil à l'oeuvre de la grande, l'immense, l'incomparable Joyce Carol Oates ? Comment écrire sur le meurtre et le viol sans faire entendre la moindre résonance sur la page blanche du livre ? Depuis plus de quarante ans, avec les thèmes qui t'obsèdent, Oates, hallucinée mais précise, technicienne et intelligence d'exception, a construit une succession de chefs-d’œuvres glaçants, dérangeants. Chez elle, l'indicible se fait matière, incorporé à son âme, ses sens, son sang et ses tripes. Elle nous entraîne comme Ellroy où nul ne doit aller : sonder le mystère des reins et des cœurs, où le lecteur s'élève à la prêtrise, à la psychanalyse ; se rêve justicier à moins que l'enfant apeuré, emmuré en lui, ne s'éveille et ne pleure à cette lecture. Par ce recours au romanesque, l'âme soudain entend ce qui ne se peut entendre car enfin des enfants assassins, sous emprise de la drogue, dévorant leurs copains, ça devrait vous glacer les sangs, n'est-ce pas ? Et l'effrayante solitude d'une gosse retrouvée  « squelettique dans un appartement à la porte condamnée et aux fenêtres murées » devrait réveiller la potentielle claustrophobe en nous. Et rien. Au commencement la compassion, la fureur, la colère, pas l'unique envie de dénoncer, le livre comme un argumentaire.


Une fois encore, il semble que les professeurs du Secondaire aient encore frappé. Que voulait dire l'auteur ? Que prétendait-il dénoncer ? Y est-il selon vous parvenu ? Par quels moyens ? Une génération d'écrivains répond sagement à ces sottes questions. Tu as inventé une intrigue qui ne manquait pas d'habileté, super glauque, plutôt futée et dont j'aimais à m'entretenir avec toi. Tu as su ne nous faire grâce d'aucun détail terrifiant, tu as rejeté toute la faute des « monstres » sur la société, tricoté sociologie, politique et philosophie andersienne, voulant comme chacun de nous discourir de la grande mutation post-humaine et des ravages du capitalisme sur la jeunesse. Sur le papier tout y est, mais... l’intentionnalité éclatant à chaque page, le poème s'est absenté. Ne reste que le vieux truc littéraire imité de Truman Capote. Le livre soudain comme une coquille vide, un long article de journal qui finit, faute de mystère, par lasser, rompu l'équilibre fragile entre implicite et explicite, condition de possibilité d'avènement de la littérature.


À présent tu me détesteras, normal je ne me suis jamais défaussée, ma franchise longtemps restée privée, dont tu as réclamé publicité, te blessera. Comme il te plaira ! Sache tout de même, Alex, cher Alex, qu'il ne m'est jamais, au grand jamais, arrivé d'ouvrir un livre, un tapuscrit, sans sentir mon cœur battre d'espérance d'y découvrir ce je ne sais quoi, substance vie, qui fait le miel de mes jours.


Sois heureux.


Sarah Vajda


(1) Paru en 2011 aux éditions Dystopia


Alex Porker, Demoiselles, Alexipharmaque éditions, 172 pages, 17 eur

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