Anca Visdei aux mille facettes


Sa biographie de Jean Anouilh, la première qui ait été consacrée au dramaturge, l'a révélée au public français. Au point de donner envie d'en savoir plus sur cette femme à la fois écrivain, peintre et metteur en scène, née à Bucarest, exilée en Suisse, puis en France, et dont l'oeuvre, diverse, foisonnante, connue jusqu'ici des seuls happy few, présente un intérêt incontestable.

 

Votre récente biographie de Jean Anouilh (de Fallois, 2012) a été louangée à juste titre par la critique. Que pensez-vous de cette réception ? Vous incite-t-elle à poursuivre dans le domaine biographique ?

Cette réception a été une excellente surprise. Étant exclusivement un auteur de fiction, à l’exception de quelques merveilleuses années de journalisme, mais c’est presque un autre métier, j’ai été impressionnée de constater l’intérêt suscité par le livre. Une biographie m’a semblé infiniment plus facile à écrire qu’une pièce ou un roman. J’avais d’abord l’ombre tutélaire et amie de Jean Anouilh que j’avais connu et qui me guidait et puis, l’historie était déjà écrite, il n’y avait qu’à suivre le fil d’une vie, d’une œuvre. C’était plus une enquête (facile, j’avais étudié la criminologie), une promenade agréable dans un jardin d’œuvres où mon protagoniste avait balisé les allées et déroulé un fil d’Ariane. Oui, cela m’a donné clairement envie de poursuivre dans ce domaine : tant par le plaisir du travail que par l’écho suscité. Je ne me connaissais pas une fibre de biographe, la réception du livre me l’a fait connaître. Cependant, passer des années de sa vie à retracer la vie d’un autre, je ne pourrai le faire que s’il s’agit d’un être dont j’admire profondément l’œuvre et le cheminement personnel.

 

Le cercle de votre public s'en est trouvé élargi, même si quelques-uns savaient que vos moyens d'expression sont multiples :  outre la biographie, le roman, le théâtre - y compris la mise en scène - mais aussi le conte, le dessin et la peinture. Sans compter des scénarios pour la télévision, le cinéma et un blog sur Internet. Laquelle de ces activités vous procure le plus de satisfactions ?

Le succès de la biographie m’a placée devant ces interrogations, votre question tombe à pic. Je n’ai pas encore la réponse. Je désespère un peu, autant qu’une personne dotée d’un peu de distance et d’humour peut le faire, du théâtre. On m’a déjà fait remarquer que j’écrivais « trop bien ». Oh, point de vanité : c’est un défaut que d’écrire même « bien ». Le décideur qui m’a dit cela était un homme de goût : il voulait juste me signifier qu’avec des répliques trop écrites, trop spirituelles, j’aurai moins de chances d’être jouée. Justement parce que je suis metteur en scène (ce fut ma première formation) et que j’ai fait des mises en scène d’autres auteurs contemporains, je peux affirmer que ne pas considérer le texte comme la clef de voûte du spectacle est dangereux. Déstructurer l’écriture théâtrale afin que le metteur en scène y montre son talent, son propre langage, qu’il y place sa fumée et sa projection vidéo est suicidaire pour les auteurs et les metteurs en scène. Depuis Aristophane, la base du théâtre est le texte. Pour les metteurs en scène qui s’en passent (en partie, totalement, etc.) il y a d’autres genres : le théâtre de rue, le cirque, le tanzteater. Devant ce nadir du théâtre de texte, je vous dirais que je suis très attirée par un repli vers le conte et le roman court. Quant à la peinture, j’espère m’y remettre très vite. Avec moins de talent, certes, je ferai comme Ionesco qui, pendant une dizaine d’années, s’est mis à peindre ce pourquoi les mots n’étaient plus suffisants.

 

Pour s'en tenir à la biographie, votre roman L'Exil d'Alexandra est, pour une bonne part, autobiographique. Qu'en est-il de vos autres romans ? Qu'y avez-vous mis de votre propre vie ?

Sauf pour L’Exil d’Alexandra - chez Actes Sud - (et sa version pour la scène, Toujours ensemble ) je ne me rends plus compte de ce qui est autobiographique ou pas. L’osmose est parfaite entre ma vie et ce que j’écris. Parfois, j’ai l’impression de tenter certaines expériences pour pouvoir les écrire ensuite. Évidemment, ce ne sont jamais celles que l’on finit par écrire. Plusieurs fois, il m’est arrivé d’imaginer des événements, surtout familiaux ou amoureux, qui me semblaient invraisemblables et qui, une fois couchés sur le papier, se sont produits dans la réalité. Je pense qu’il y a de la pythonisse dans tout écrivain. Nous sommes travaillés par l’intuition des choses à venir, sans même le savoir. Il y a toujours de l’autobiographique, mais je veux presque l’ignorer pour que la magie continue à opérer. Quelquefois, ce sont les critiques, les journalistes ou les metteurs en scène de mes pièces qui m’ont fait prendre conscience d’évidents signes autobiographiques dans l’œuvre. J’ai été émerveillée. Cocteau écrivait dans Les Mariés de La Tour Eiffel « puisque nous ne comprenons rien à ces miracles, feignons d’en être les organisateurs. » C’est de la sorte que je feins.

 

La séduction sous toutes ses formes a dans votre oeuvre une fonction importante. En témoignent quelques titres, Atroce fin d'un séducteur et Confessions d'une séductrice ou l'éternelle amoureuse. Et, bien entendu, Dona Juana où le mythe se trouve féminisé. Faut-il, ici encore, chercher des traces de l'autobiographie ?...

J’ai été fascinée par une déclaration de Federico Fellini au moment où il tournait son magnifique Casanova. Il disait avoir fait le film parce qu’il détestait Casanova. Or moi, je détestais Don Juan. Je lui ai tout fait : je l’ai rendu amoureux dans Atroce fin d’un séducteur, père célibataire dans Le secret de Don Juan (réédité dans le même volume que Atroce fin… sous le titre Elvira), je lui ai donné un pendant féminin avec Dona Juana pour le placer chaque fois au bord du précipice. Je n’ai jamais pu l’y pousser, car j’ai fini par ressentir de la compassion. Il n’est pas nécessaire de le pousser dans le vide : son vide intérieur est immense. C’est pour cela que c’est un mythe éternel. Cependant, j’y ai appris quelque chose qui m’a délivré de ma détestation du personnage. On ne séduit que ceux/celles qui veulent bien l’être. Don Juan est fait par ses victimes. Ce sont elles qui le choisissent, l‘intronisent, lui accordent son pouvoir.

 

L'Exil d'Alexandra, mais aussi votre pièce de théâtre Madame Shakespeare, témoignent de votre dilection pour les échanges épistolaires. Faut-il y voir l'influence prégnante des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos ?

J’adore les Liaisons dangereuses. Pourtant, le premier roman épistolaire que j’ai lu devait être le Fusil de Chasse de Yasushi Inoué. J’étais contre le monologue au théâtre ; des répliques courtes qui fusent, pour moi c’est cela, le théâtre. Cependant, comme dans L’Exil d’Alexandra, les deux sœurs sont séparées pendant dix-huit ans, le style épistolaire s’est imposé. Il en va de même pour Madame Shakespeare puisque Shakespeare était loin de sa famille de Stratford pendant presque vingt ans. Cependant, de la nécessité, je suis passée au plaisir : je trouve que le roman épistolaire est une pure merveille : c’est une manière de « tricoter » un roman tout en répliques-monologues. J’adore.

 

Plus largement, quels sont les écrivains français et étrangers qui vous ont marquée ?

Anouilh bien sûr, mais aussi Balzac, Jules Renard, Feydeau, Ionesco, Cami, Maupassant, Villon, Rabelais, Vialatte, en règle générale les moralistes fins observateurs de la société et doués d’humour. Pour les étrangers, je m’en voudrais de ne pas citer Cervantès, Shakespeare, Tchékhov et Cesare Pavese (c’est d’ailleurs enthousiasmée par ses Dialogues avec Leuco que j’ai commencé à écrire du théâtre à l’âge de quinze ans. Pardon, Cesare !)

 

Votre blog de mars 2013 contient quelques lignes mordantes sur l'attitude des officiels Roumains au récent Salon du livre. Entretenez-vous des rapports avec votre pays d'origine, et lesquels ?

Le sentiment patriotique national m’est inconnu. J’ai été élevée par un père cosmopolite dans un milieu cosmopolite et, si j’ai une fierté des origines, il s’agit d’un sentiment profondément européen. Ce sont nos profondes racines culturelles. Déterminées par l’histoire et la géographie. Dans ce continent, les frontières politiques bougeant de façon parfois chaotique, je suis bien au-delà de ces accidents de l’histoire. Je me sens profondément européenne et si j’ai une patrie, c’est la langue française donc : France et Navarre, Belgique et Suisse Romande, avec un pont aérien vers le Canada. La Roumanie est un pays européen, donc elle participe de mon ancrage culturel et affectif. Je n’ai pas choisi d’y naître, mais les liens noués, par exemple avec mes collègues de lycée que je viens de retrouver à Bucarest, des décennies après, en ce mois de mai, sont forts en raison de la qualité des individus. Et j’ai découvert, avec une immense surprise que j’étais encore parfaitement bilingue. Évidemment, j’adore le roumain qui est une langue superbe avec de merveilleux écrivains, dont mon préféré toutes catégories, I.L. Caragiale. Il y a en revanche des pays que j’ai choisis : la Suisse où je suis arrivée avec mon père comme réfugiés politiques et la France où j’ai décidé de m’établir après avoir fini mes études à Lausanne. Cela me fait trois pays : l’un d’origine, les deux autres électifs. Heureusement ils sont tous en Europe. De surcroît le nom Visdei n’est porté que par une famille, la mienne, et nos origines se perdent en Serbie, venant d’Italie… Alors…

 

Pour en rester à votre blog, il contient beaucoup de photos de vous. Quelle importance attachez-vous à l'image ?

Une importance immense. À chaque instant. Notre société tout entière est scopique. Et souvent dominée par l’image. Le nier c’est folie. Chaque jour, par ma manière de m’habiller, de me tenir, je m’exprime : je tiens un discours sans paroles adressé à autrui. Et j’entends le discours que porte l’image des autres. Une image dit tant de choses plus vite que la parole ! J’estime que se mettre en scène dans une image est une manière très directe, très claire et créative de communiquer. Quand je me déguise dans « la cousine de Borat » je ne veux pas seulement dire « tiens , j’ai reçu un chapeau du Kazakhstan, regardez-le ». Il y a à la fois une allusion au film de Sacha Baron Cohen, une dérision sur moi-même, sûrement une allusion, à travers le « cousinage », au tournage de Borat en Roumanie avec la polémique qui s’en est suivie. Chaque image de mon blog est une mise en scène. Une manière de me mettre en situation et bien sûr une constante dérision : voire les photos légendées « Bécassine et le TGV », etc. Et comme souvent je suis le seul acteur que j’ai sous la main…

 

Comment qualifieriez-vous votre peinture ? S'inscrit-elle explicitement dans un courant, et lequel ?

Ma peinture, je ne la qualifie pas, j’ai déjà assez de peine à trouver le temps de la faire… Bien avant l’écriture, ce fut mon premier talent. J’étais au rupestre quand j’ai été alphabétisée et j’ai perdu ce langage universel. Jeune lycéenne, j’ai reçu quelques prix pour des affiches puis, étrangement, l’exil m’a totalement éloignée du chevalet. Je me suis concentrée sur la langue, l’écriture. Il y a quelques années, soudain, j’ai repris un fusain et des crayons de couleur, j’ai dessiné un « Bonheur de vivre » : une femme enceinte, nue, couchée sur un arc en ciel, et c’est reparti. J’ai une œuvre très diverse, car j’aime la peinture, j’ai des connaissances de l’histoire de l’art, mais j’ai attendu si longtemps avant de m’y remettre que j’explore toutes les directions à la fois avec un enthousiasme enfantin. Ce sont souvent des toiles oniriques, peuplées de femmes et d’enfants et débordantes de couleurs. Depuis des années, je vais dans un atelier où je travaille, guidée par une femme peintre. J’ai même dessiné la couverture de certains de mes livres (Mademoiselle Chanel, Anouilh, Un auteur inconsolable et gai) à la demande de mes éditeurs. Étrangement, autant j’ai dû parfois galérer pour trouver un éditeur, autant on m’a proposé spontanément des endroits pour exposer.

 

À quelqu'un qui, ignorant votre oeuvre, désirerait y entrer, par quoi conseilleriez-vous de commencer ? En d'autres termes, quel est l'ouvrage, littéraire ou autre, dont vous êtes le plus satisfaite ?

Pour les romans, l’Exil d’Alexandra. Quant au théâtre, ma pièce préférée est Photo de classe, profondément autobiographique, celle-là ; comme elle est épuisée et rarement reprise après sa très belle création à la Comédie de Saint-Etienne (douze personnages), elle est en téléchargement libre sur mon site. Dans l’espoir de la revoir jouée un jour, mais ce n’est pas évident compte tenu du nombre de personnages. Quant à la littérature pour la jeunesse, je recommanderais La Princesse mariée au premier venu, un texte joyeux avec des clefs amusantes.

 

Vous semblez mener de front trois ou quatre vies. Quelle part reste-t-il pour la sphère privée ? Interfère-t-elle avec votre oeuvre, et de quelle façon ?

Je vous remercie de me gratifier d’un tel dynamisme. Pour ma part, j’ai toujours privilégié, sans hésiter, la sphère privée. Ma vie de femme et de mère a toujours occupé la première place. Ce n’était sûrement pas le meilleur choix professionnel, mais c’est une question de tempérament. Je n’ai pas eu le choix. Il est certain que, vivant passionnément les rencontres, les voyages, les amitiés, elles sont inconsciemment devenues l'humus de l’œuvre. Et les pièces, comme les contes et les romans se sont imposés à moi comme des aventures aussi évidentes et irrésistibles qu’un voyage, qu’une fête. Mademoiselle Chanel à laquelle j’ai dédié une pièce disait « une femme qui n’est pas aimée n’est personne ». Je la trouve un peu catégorique, mais si je la prends au mot, voici enfin un domaine où je suis (parfois) quelqu’un.

 

Propos recueillis par Jacques Aboucaya (juin 2013)

 

Liste des ouvrages d'Anca Visdei  sur son site : www.ancavisdei.com

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