Les lettres de guerre d’André Derain

Mobilisé et envoyé au front au début de la guerre, Derain entre 1914 et 1919 envoie à Alice des centaines de lettres. Cinq années éprouvantes au long desquelles correspondre avec celle qu’il aime et le soutient cœur, corps et âme devient une ligne de vie très vite indispensable à l’un comme à l’autre. Derain boit beaucoup pour se consoler. Il décrit les « villages démolis, à la couleur noire des murs calcinés …et les tombes des soldats parmi tous les champs ». Il sait qu’il est à la merci de n’importe quel événement sorti sans prévenir d’un hasard qui peut, comme il le fait aveuglément pour tant d’autres soldats, couper ce lien vital : une balle, un obus, une maladie, voilà la liaison affective au mieux interrompue au pire rompue. Paradoxalement, ce temps de sacrifices s’avère bénéfique pour Derain car comme le remarque dans son introduction Cécile Debray, directrice du musée de l’Orangerie, « livré…à la providence », Derain utilise ces instants en suspens pour s’enrichir l’esprit, lire, approfondir son exploration des cultures anciennes et lointaines et réfléchir sur le sens de l’art.

D’où il est, que ce soit à Lisieux, en cantonnement à Mailly-sur-Marne, dans une caserne à Verdun, en position dans l’Aisne, Derain écrit régulièrement à cette femme lointaine dans la distance, proche dans le sentiment, qui devient le miroir de son quotidien et le partage avec toute sa sensibilité féminine, on ne peut en douter, même si nous n’avons pas ses réponses. Les 254 lettres qui sont réunies dans ce livre ont été en effet retrouvées dans une malle en osier, bien après la mort de leur auteur, puis transcrites, classées, analysées par sa petite-nièce. L’ensemble ne serait qu’un monologue monotone si Derain ne faisait pas de cette correspondance un émouvant moyen de témoigner à Alice son amour, de puiser en elle des forces, de l’associer à ses pensées sombres ou soudain plus confiantes. Alice apparaît comme en filigrane discrète et pourtant fil conducteur évident de ces missives qui suivent fidèlement l’évolution des relations du couple. Il lui confie son « terrible cafard », lui donne des conseils en matière de tapisserie, la remercie pour un colis, doute quant à l’issue prochaine du conflit, lui rappelle en quelques phrases poétiques un souvenir vécu ensemble dans « une jolie petite ville où nous allâmes un jour d’hiver, nous y trouvâmes devant la cathédrale sur une grande place la neige, et nous y sommes restés près d’un mois dans un très bon hôtel. On entendait le maréchal qui tapait sur l’enclume de bon matin. Il avait mis des fleurs en papier autour de son enseigne le jour de la Saint-Eloi ».

Le vocabulaire est direct, vif, imagé, truculent, il est celui de la troupe. Mais les mots sont aussi ceux d’un homme cultivé qui est l’ami d’Apollinaire, qui correspond avec Cendrars et Matisse, qui considère Tallemant des Réaux comme « le meilleur des Français écrivain », qui voudrait peindre, qui aimerait suivre le marché de l’art, qui souhaite ardemment la paix à venir. A Alice, alors qu’il est dans le camp de Mélisey, en Haute-Saône, le 22 avril 1918, il écrit : « Que fais-tu ? Ne trouves-tu pas une petite maison un peu isolée avec un grand jardin où on pourrait avoir une serre et élever des animaux, c’est mon plus grand rêve. Si tout cela cesse, il me faudra beaucoup de livres et un microscope pour mon étude sur les végétaux. Je t’aime bien, je t’embrasse bien et je suis bien désespéré de ne pas te voir ». L’acheminement de ces millions de lettres depuis l’arrière jusqu’aux lignes avancées face à l’ennemi fut une véritable entreprise pour les services de l’armée qui réalisa des prouesses. Les lettres, les journaux et les paquets envoyés par les épouses et les familles représentaient pour les combattants le grand instant de bonheur.

Ces pages donnent du Derain souvent limité à sa période fauve d’autres dimensions que celles avec lesquelles on le mesure habituellement. Tour à tour profondément humaines, sensibles, courageuses, parfois associables, elles dressent un portrait vivant, naturel, touchant de l’artiste. A lire alors que vient de s’ouvrir une vaste et passionnante exposition présentant « la décennie radicale » de sa vie et de son œuvre.

Dominique Vergnon 

Geneviève Taillade et Cécile Debray (sous la direction de), André Derain, Lettres à Alice, correspondance de guerre, 1914-1919, 20 illustrations, 14,2x21 cm, éditions Hazan, octobre 2017, 296 p. - 25 euros.

www.centrepompidou.fr; jusqu’au 29 janvier 2018

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