Malraux l'enchanteur

Je regardais souvent sa photo sur la couverture du Pléiade placé bien en vue dans la bibliothèque paternelle. La cigarette, la mèche, l'air sombre, le ton qu'on prenait pour parler de lui dans la famille, tout incitait à la vénération mêlée de désir. Et ces titres : "Les Conquérants" ; "L'Espoir" ; "La Condition humaine"… Bien avant de l'avoir lu, vers douze ou treize ans ("C'est pas encore pour toi"), j'étais déjà décidé à avoir moi aussi plus tard l'air sombre, à fumer, et à écrire des livres aux titres en roulements de tambour.

 

Trois ou quatre ans après quand je les ai découverts pour de bon ces fameux romans, je me suis senti quand même un peu déconcerté. On ne comprenait pas tout. Mais ce qui émergeait de la semi-obscurité, le sexe et ses bizarreries au début de La Voie royale, par exemple, était d'autant plus éblouissant qu'enveloppé d'énigme. L'Histoire avec ses convulsions on la maîtrisait mal aussi, mais on sentait sa présence permanente à l'arrière-plan, et qu'elle doublait de hautes ombres exaltées ces personnages mi-aventuriers mi-soldats toujours en train de se battre pour une grande cause imprécise, ou de se disputer à son sujet en de longs dialogues. On restait donc fermement décidé à être plus tard un personnage de ce genre comme il l'avait paraît-il été lui-même, en même temps qu'un écrivain — la synthèse parfaite.

 

Ce côté ténébreux pour ne pas dire fumeux on le retrouve dans ces Fragments d'un roman sur la Résistance que viennent de publier les Cahiers de la NRF, même si les commentaires, l'avant-propos et la postface d'Henri Godard travaillent à tout éclairer. On retrouve ces dialogues interminables où l'on ne comprend pas toujours très bien de quoi ça parle, bavardages elliptiques au rythme curieusement haletant, coupés de notations qui paraissent soudain chargées de sous-entendus :

"Dumouchet réfléchit :

— ­La sexualité ?

— Le péché n'est pas seulement la sexualité. Vos Indiens croyaient-ils à la vie éternelle ?

— Tous. Le royaume des esprits, le royaume des morts (…)

 Sur la route, au bas de la colline, une chenille de lumière commence à s'allonger".


On retrouve aussi l'intensité métallique des scènes de combat : "Quinze mètres ? Il tire, presque au jugé. Le char saute. Le vaste silence de la forêt, malgré le bruit, pas très éloigné, des autres chars". Et les grandes questions, donc : l'action, le courage, la torture. Autant d'énigmes. Il n'y avait visiblement que cela qui l'intéressait. Quant au sens des titres il ne l'avait pas perdu non plus: Non, qui dit mieux ?

 

Tout cela suffirait pour qu'on lise avec une certaine avidité ces notes jetées sur le papier dans les années 70, malgré leur caractère disparate et lacunaire. Mais il y a plus, et qui tient justement à ce désordre et à cette incomplétude. Car on assiste ici à la fabrique d'un roman, finalement jamais écrit, pour cause de recentrage sur la littérature dite "mémorielle" (Le Miroir des limbes). Et on voit ce que Malraux avait en tête au tout début : pour l'essentiel, des scènes, très brefs scénarios en forme d'obsessions qui exigeaient d'apparaître quelque part, et ont très bien pu migrer du roman aux Antimémoires ou le contraire, comme elles peuvent faire intervenir tels ou tels personnages selon les versions. Car ce qui flotte aussi dès le départ dans l'imaginaire de l'écrivain, ce sont des figures, elles aussi obsédantes, et presque toujours atypiques, étranges, décalées par rapport à ce qu'on attendrait dans les circonstances. Ainsi ces chefs de la Résistance peu faits pour passer inaperçus : "Raguse, un petit colosse mongol aux pommettes hautes, aux yeux bridés, à la bouche pas mongole du tout : un frère de Marlene Dietrich qui serait garçon boucher, mais intellectuel. Bouclé. Laigle, grand garçon blond à la tête prise dans une porte avec son nez courbé fait pour le casque, son profil de reître, et pas de face". Henri Godard a raison de dire que la préférence de Malraux va toujours vers ce qui "détonne".

 

Donc des personnages, des séquences, et, entre ces noyaux de fiction, rien. On en retire l'impression que tout reposait et aurait dû se construire sur des intervalles de vide. Et on ne peut s'empêcher de rapprocher cette architecture fantôme, invitation à rêver des compléments possibles, de l'écriture romanesque elle-même, avec son goût pour l'ellipse et la phrase nominale qui contribuent à l'obscurité et à la densité de chaque page : 


"Les mitrailleuses des chars tirent à feux croisés. Un coup de trique sur le bras gauche : bon, une balle, pas d'importance, l'os n'est pas touché.

Une balle dans la tête.

Même sérénité des champs et des bois".

 

Je parle de l'écriture romanesque. En annexe, Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle ont placé plusieurs discours en rapport avec le même thème de la Résistance, dont celui pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le chef-d'œuvre absolu. Là, l'inspiration est très différente, évidemment : "Enfants d'Alsace qui êtes à l'écoute ce soir pendant que dehors souffle le vent d'hiver, (…) souvenez-vous que par une nuit semblable…". C'est le grand lyrisme. C'est le "vieil Enchanteur" dont parlait Régis Debray, appliquant à Malraux le surnom attribué en son temps à Chateaubriand.

 

C'était bien vu, et il ne parlait pas seulement des discours. L'Espagne, la Résistance… L'auteur de "Non" n'était pas seulement l'homme des mots, même s'il l'était aussi, et on peut beaucoup pardonner à Malraux pour avoir toujours cherché à maintenir cette double exigence. Ça n'est pas si fréquent. C'est pourquoi il faut souhaiter, me semble-t-il, qu'il continue à enchanter les enfants timides qui rêvent d'être et d'écrire ce qu'ils ne seront pas. Sinon ce serait vraiment trop triste.

 

Pierre Ahnne

 

André Malraux, "Non", Fragments d'un roman sur la Résistance, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, mars 2013, 142 pages, 15,90 euros

 

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