Andreas Gursky : Soumettre l'image à sa "dignité"

Curieusement, adolescent, il ne se sentait pas attiré par la photographie, pourtant présente dans la famille par son père, photographe de publicité, et son grand père. Mais il en découvre progressivement les attraits. Une fois formé à Essen puis à Düsseldorf auprès de Bernd Becher à la fin des années soixante dix, il mesure les latitudes sans bornes d’expression qu’elle offre. Depuis, Andreas Gursky a conquis sa place et s’est hissé, à force de travail, au premier rang parmi les photographes les plus célèbres du monde. Ses œuvres largement diffusées sont, visuellement parlant, très connues mais sans que tous les admirateurs, admettant d’emblée la prodigieuse originalité et la portée artistique de ces photos, y associent forcément le nom de leur auteur. Cependant, qui ignore encore qu’il a vendu la photo qui a atteint à ce jour le montant le plus élevé jamais atteint: « Rhein II » a été adjugé 4,3 millions de dollars (soit 3,1 millions d’euros environ) lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à New York. Sobre, nivelé, de ce paysage se dégage force et simplicité, une totalité de tons et de formes qui semble plus que naturelle.

La photo intitulée 99 Cent peut servir d’exemple pour mieux comprendre la démarche d’Andreas Gursky, qui suit plusieurs axes et confronte en même temps la grande et la petite échelle, la répétition et l’unicité, l’identification et l’anonymat. Cette ambivalence recherchée provient d’un incroyable degré de fiction atteint au prix d’un travail de composition considérable, supposant une armature préalable solide, pensée, fondée sur le socle du réel. Sur cette photo, le regard domine un immense discount store, sorte d’hypermarché colossal qui ressemble à un entrepôt où sont soigneusement rangés par milliers des produits de consommation courante, conserves, boîtes aux formats divers, bouteilles, biscuits, sachets de bonbons, etc, dans des emballages colorés, tous vendus à un prix identique de moins de 1 $. Les alignements horizontaux de marchandises sont rompus par quelques minces piliers verticaux et blancs. Vitrine illimitée de marques d’un usage courant, régularité et diversité sont finement alliées afin de donner cette impression de globalité et d’excès. Une autre photo, certes radicalement différente quant à son contexte, offre les mêmes coexistences de tensions, entre indifférenciation et reconnaissance, point de lumière unique et masse sombre. Il s’agit d’un concert de Madonna, seule sur la scène éclairée face à ses milliers de fans, houle de têtes et foule fascinée reléguée dans l’ombre. A nouveau la dualité poussée à l’extrême se retrouve dans F1 Pit Stop, fresque horizontale en rouge et blanc, bref instant où la seconde gagnée ou perdue engage la victoire. Devant un stand de circuit de formule 1, autour des bolides juste devinés s’activent deux équipes, qui vérifient, changent, nettoient les pièces de ces machines de course. Pas un geste inutile, les mouvements sont si synchronisés, si précis, que l’effet qui se dégage équivaut à une chorégraphie de la vitesse et à une compétition mise en ballet. Ici comme dans les autres photographies, chaque élément tout en gardant sa singularité, s’intègre au tout pour s’y confondre.


Andreas Gursky est en ce sens un magicien qui reconfigure la réalité et en retire la quintessence la plus perceptible pour lui redonner une seconde vie, non moins visible, mais plus virtuelle, déjà abstraite. « Les racines du réel sont là mais l'esthétique mise en jeu est d'une telle échelle que l'image paraît miraculeuse* ». Partant d’un centre authentique, il rayonne et prolonge ses potentialités, les mêle à d’autres alternatives, reproduit, redimensionne, compte un et multiplie jusqu’à l’infini, déforme à peine et aboutit à des résultats confondants, insoupçonnables si l’on se réfère au point de départ, toujours d’une esthétique absolue, limpide, tranchante. Il y a dans ses images comme une déclinaison subtile d’un principe qui lentement se modifie en altérant à peine les repères initiaux. Une mécanique est remontée, lentement. Elle se déploie ensuite d’un coup, en vagues. La progression devient embellissement, la cohésion de l’ensemble s’amplifie, sans rupture. La moindre prétention à l’objectivité annulerait cette dérive vers la reconstruction d’un univers éventuellement plausible mais qu’un temps d’observation écarte définitivement. A cet égard, Cathedral 1, réalisée en 2007, révèle combien la part de vérité s’unit à la part de rêve, comment le possible appelle et justifie l’improbable. Si une succession de tels vitraux aux entrelacs harmonieux et aux motifs géométriques pourrait théoriquement exister ainsi, leur juxtaposition rigoureuse donne à comprendre que ce mur de transparence est un leurre et un jeu. D’autant qu’à nouveau, l’œil est invité à s’en persuader grâce aux petits personnages - ou à cause d’eux - qui visitent cette nef dont l’élévation paraît sans fin.

Recourant aux nombreuses techniques que l’ordinateur et le traitement digital mettent à sa disposition, Andreas Gursky en créant des images artificielles établit des liens évidents et nouveaux avec la photographie traditionnelle. Le spectaculaire qu’il conçoit se situe à la charnière de la nature et de l’irréel. Soumise à son intervention, la première a perdu toute légitimité au profit du second qui en acquiert une, plus puissante. Il en propose une synthèse, manifestement plus séduisante que son origine. Nous sommes devant des « mensonges crédibles ». La route qui à Bahrain trace son parcours noir au milieu des reliefs ocres du désert évoque quelque labyrinthe fantastique où pourtant circulent de minuscules véhicules. Encore plus surprenante, fondée sur les rythmes et les dynamiques, Pyongyang est une extraordinaire démonstration de son talent de stratège. Vue de loin et de haut, ordonnée pour la parade, la multitude est en fête. Uniformité, démesure, perfection des agencements à la gloire du régime, festival floral, élimination de toute singularité, hasard, débordement, rien qui ne soit plus impeccable que cette parade dont au demeurant, par un traitement minutieux, méticuleux, scrupuleux du moindre détail et des couleurs, tout prouve qu’elle pourrait se dérouler exactement sous cette forme.    
         

Cet homme discret, presque timide, volontiers à l’écoute, ne professe pas de théorie particulière, ne se veut pas chef d’école comme sa carrière l’autoriserait à le faire. Ce qu’il aime, c’est la beauté en soi d’une image, la narration qu’elle déroule, la mise en scène qui précède et préside à son résultat. Il décrit sa position simplement, sans détour. Il ne vise pas l’objectivité. Il se défend de faire des « séries » mais il décline un motif. Il brode et propose une vision, la sienne. Il ne porte pas de message politique ou social. Il tient à prendre ses distances par rapport aux marques commerciales. Dans ses mises en scènes, l’homme intervient « comme un ornement ». En 1992, il a rompu avec le numérique. Les repérages lui prennent beaucoup de temps. Lors de son voyage à Bangkok, il a pris conscience des minces jeux de lumière qui moirent l’eau du fleuve Chao Phraya. Travail abstrait, économie des moyens pour une dépense d’effets. Il fait un tirage hors commerce pour les expositions et pas plus de six tirages. Une post modernité qui a des allures classiques, et une limpidité qui provoque le vertige.

« Gursky est avant tout quelqu’un qui trouve des images et seulement dans une deuxième étape, quelqu’un qui invente des images. Les images du Gursky ne surgissent pas du néant, il y a toujours quelque chose qui est trouvé avant… » (Beat Wismer, directeur du Kunstpalast de Düsseldorf où A. Gursky expose jusqu’au 3 février).


Andreas Gursky est né en 1955 à Leipzig, ville située alors en République Démocratique Allemande. Il réalise une dizaine de photos par an, mais il pend soin de ne pas trop exposer. Les petits formats présentés n’existent pas sur le marché, ils servent seulement pour les expositions. Il est reconnaissant à Bernd Becher de lui avoir appris, entre bien d’autres choses, à « travailler dur, avec beaucoup de discipline ». Il a des élèves à qui il enseigne la photo, la peinture et la vidéo. Il n’exclut pas de revenir un jour à la photo classique. Il a exposé un peu partout dans le monde. 


* Valérie Duponchelle


Dominique Vergnon

 

(Le catalogue en allemand de l’exposition est édité par Steidl-Verlag. Il est rédigé par Hans Irrek, Beat Wismer et John Yau (122 pages, 38 euros). Un second ouvrage publié par le musée de Düsseldorf et Steidl et rédigé en anglais accompagne également la présentation et retrace le travail d’Andreas Gursky).  


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