À la terreur succède la dictature : Le Vivant d’Anna Starobinets

Petit à petit, les éditions Mirobole développent leur catalogue dans une direction toujours plus surprenante et originale, offrant aux lecteurs français la possibilité non seulement de découvrir des plumes venues d’horizons inhabituels, mais également d’approfondir leur connaissance de ces plumes venues d’ailleurs en suivant leurs auteurs. Ainsi, après Je suis la reine, il y a deux ans et dont j’avais dit tout le bien que je pensais ici, un deuxième opus d’Anna Starobinets est paru chez eux.

       Le lecteur qui s’attendrait à ouvrir ici un roman dans la veine horrifique de Je suis la reine serait déçu, car Anna Starobinets a délaissé ici le fantastique horrifique pour la dystopie, mais on retrouvera dans cet univers futuriste des plus inquiétants le regard pessimiste et sans concession qu’elle porte sur le monde d’aujourd’hui.

        Dans un futur relativement lointain donc (impossible de le dater car on a redémarré le décompte des années au terme d’une période de carnage qui s’est soldée par la Naissance du Vivant), les hommes ont vaincu la mort, celle-ci « n’existe pas », se proclament-ils en guise de salutation et « mourir » est devenu un terme ordurier. Comment y sont-ils parvenus ? Grâce au Vivant, constitué de la connexion de trois milliards de vivants à un même réseau, le socio, qui gère leur existence de A jusqu’à Z, depuis la profession qu’ils exerceront jusqu’à la réalisation de leurs fantasmes érotiques et à leur mort appelée « pause ». De fait, le défunt se réincarne dans un fœtus conçu juste après sa mort. Un incode numérotant les individus de 1 à 3 000 000 000 garantit la stabilité du système… Jusqu’au jour où naît une aberration, un individu dépourvu d’incode, un certain Zéro dont l’existence va faire vaciller le Vivant sur ses bases.

       Avec ce roman, dans lequel elle recourt encore une fois à des procédés d’écriture variés – email, pièces scientifiques, comptes-rendus d’interrogatoire –, ce qui donne beaucoup de dynamisme à la narration, Anna Starobinets propose une réflexion inquiète sur les dérives d’un monde envahi par le virtuel, où le développement de l’illusoire provoque un appauvrissement terrifiant du réel : les habitants de cet univers n’ont plus la moindre mémoire, ils ne se déplacent presque plus (les autorités cherchent sans succès à les inciter à revenir un peu vers la « première strate » – le réel – dans un but prophylactique…), ne sont capables que de réactions stéréotypées, gobent toutes les énormités que le système leur fait avaler…

       Ce qui fascine dans ce roman – outre sa fin, que je ne dévoilerai pas, mais qui incite à repenser entièrement l’ensemble et à admirer la maîtrise de l’auteur –, c’est le personnage de Zéro. On aurait pu s’attendre à un sauveur provoquant la ruine du système, ou bien à la victime sacrificielle d’un univers impitoyablement néfaste, mais il n’en est rien, et c’est une belle trouvaille d’Anna Starobinets. En effet, Zéro ne rêve rien tant que d’appartenir à ce système qui le rejette, et ses tentatives pour faire coïncider son existence avec le système, puis le système avec son existence, reviennent à se précipiter de Charybde en Scylla. À la terreur succède la dictature, menant à une nouvelle terreur qui se résout en une nouvelle dictature. Faut-il y voir une prophétie concernant l’avenir de notre monde ? Ou la lecture starobinienne de l’histoire russe ? Au lecteur d’en décider, mais c’est remarquablement fait.

 

Anna Starobinets, Le Vivant, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, mai 2015, 474 pages, 22,00
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