Les singuliers : les peintres de Pont-Aven croqués par Anne Percin

L'art du croquis se complait aussi fort bien dans la pratique épistolaire, c'est même l'une de ses caractéristiques propres, puisqu'une lettre doit être la plus synthétique possible : on croque donc, caricature ou résumé, fronde ou sottie, pour tenter de souligner l'essentiel. La lecture des correspondances des Illustres n'est d'ailleurs pas toujours une sinécure, c'est même parfois tout le contraire. Il y a donc un défi à oser construire son roman sous cette forme, une singularité qui peut sembler désuète à l'ère numérique du courriel ou du texto. Or, n'en déplaise aux geeks, le monde a toujours eu recours au courrier, à la chose écrite sur papier pour dire l'essentiel, l'indispensable, l'incroyable... C'est donc bien un roman tourbillonnant que l'on tient entre ses mains, un grand moment d'histoire de l'Art aussi, et un pur plaisir de lecture tant il permet le décalage entre les situations et les narrateurs, imposant cette lenteur d'alors si prompte à la réflexion, ce temps lent oublié qui nous faire dire – et faire – aujourd'hui tant de sottises.

 

C'est durant l'été 1888 que tout débute: Hugo Boch débarque à Pont-Aven avec des rêves plein les mirettes. Pensez-donc, le voilà enfin libre, ayant fui le carcan bourgeois de la famille qui, à Bruxelles, n'a de cesse de tenter de lui imposer l'obligation d'un mariage de raison voire d'une succession dans l'empire Villeroy & Boch, autant dire un cauchemar vivant pour un aspirant peintre. Fils de famille, le jeune Hugo va, un temps, profiter des largesses financières de sa famille pour fréquenter les Beaux-Arts puis prendre une chambre à la pension Gloanec dans ce petit village du Finistère où un certain Gauguin a aussi pris ses quartiers. Chef de meute, le trublion autodidacte est fort en gueule mais possède un grand cœur. Hugo est vite accepté dans la bande, laquelle est également en rapport avec un certain Van Gogh, nom imprononçable qui fait rire les marins, réfugié dans le Sud et qui correspond avec Gauguin. Tous deux étant persuadés de leur génie et refusant l'académisme imposé par les salons de l'époque.

 

Hugo devra s'émanciper car les vivres sont coupés quand il ose affronter le paternel coincé dans sa suffisance d’industriel. Forcé de quitter Pont-Aven pour Le Pouldu et la pension de Marie Henry (devenue célèbre pour son procès gagné contre Gauguin qui voulait récupérer les toiles laissées lors de son départ pour Tahiti), il abandonnera progressivement le dessin pour la photographie qui en est à ses tout débuts, devenant petit à petit le photographe officiel des familles... endeuillées. Sa cousine Hazel, depuis Paris, et son meilleur ami Tobias, resté en Belgique, lui donneront au fil du temps les nouvelles du monde, de la tour Eiffel en gestation au  Salon des Indépendants ou celui des Vingt...

 

C'est en mêlant subtilement des figures historiques à ses trois personnages fictifs, qu'Anne Percin parvient si magnifiquement à nouer son intrigue, car ce sont bien les petites histoires qui font les grandes : de la brouille de Gauguin et Van Gogh, à la grossesse cachée de Marie (dont Meyer De Haan n'en saura jamais rien), des luttes intestines entre Naturalistes, Impressionnistes, Symbolistes, Pointillistes et autres Synthétistes à la présence en filigrane de Signac, Toulouse-Lautrec, Sisley, Cézanne, Odilon Redon, James Ensor et tant d'autres, de Gauguin lisant en cachette Pierre Loti à la pratique de la musique… qui "est une grande joie pour un peintre" car "c'est une diversion, une manière d'exprimer le fond de son âme d'une autre manière, de déverser le trop plein qui ne rentre pas dans l'espace des toiles." Et ce ne sont pas mes samedis après-midi titanesques à la basse, en duo avec Baltzar, qui le démentiront... 

 

Roman singulier, oui, s'il en est un en cette rentrée 2014, que cette correspondance qui (dé)peint à merveille le basculement que fut, pour l'Art, la fin du XIXe siècle. Les canons seront rejetés puis abolis par l'intervention sans compromis de génies tels Gauguin et Van Gogh. Parfaitement maîtrisé de bout en bout, ce roman d'une grande intelligence porte en lui quelques divines surprises...    

 

François Xavier

 

Anne Percin, Les singuliers, Éditions du Rouergue, août 2014, coll. "la brune", 400 p. - 22,00 e 

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