Entretien avec l'historienne Annie Duprat

Annie Duprat, spécialiste de l’iconographie de l’Ancien régime et de la Révolution française, a accepté de répondre à nos questions sur son dernier ouvrage, Une femme dans la Révolution. Nous l'en remercions.

 

Bonjour Madame Duprat. Pour nos lecteurs, racontez-nous l'origine de ce projet. Comment en êtes-vous arrivée à réunir et présenter la correspondance de Rosalie Jullien ?

Bonjour Mourad Haddak. Tout d’abord, je vous remercie de me donner ainsi l’occasion de présenter ce livre, Les affaires d’Etat sont mes affaires de cœur, qui est en fait l’édition partielle de la (très) volumineuse correspondance de Rosalie Jullien, entre 1775 et 1810. Les lettres, déposées aux Archives nationales, ont été rassemblées et transcrites par des citoyens de Romans, pour la plupart enseignants, lors du Bicentenaire de la Révolution française. Ils ont fondé, sous l’égide de Jean Sauvageon comme l’explique la postface du livre, la Société des Amis de Rosalie et Marc-Antoine Jullien et en ont publié quelques-unes. Par ailleurs, Christiane et Serge Brozille avec leur compagnie théâtrale « L’œil nu » ont monté deux spectacles à partir d’un choix de lettres de Rosalie.

 

Qui est Rosalie Jullien ?

Rosalie Ducrollay est née en 1745 à Pontoise, dans une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Philippe Ducrollay, était marchand-mercier, ce qui signifie au XVIIIe siècle, négociant en objets de luxe. Sa sœur, Charlotte, était mariée à Pierre-François de Rivière du Puget, lieutenant du roi en poste à la Bastille et donc chargé de défendre la forteresse le 14 juillet 1789…

Mère de trois fils – dont l’un meurt très jeune – puis grand-mère attentive, elle ne se contente pas de sa vie domestique. Elle se passionne pour les nouveautés scientifiques (elle conseille la vaccination par exemple), pour la politique de son temps (elle lit et commente Necker avant la Révolution comme en témoigne une lettre – non publiée - à son amie madame Dejean, déchirée, non envoyée mais conservée dans le fond d’archives, du 8 mars 1785). Inquiète de la cherté du coût de la vie et du mauvais ravitaillement, elle ne fait pas part de considérations domestiques (cuisine, ameublement) à la différence des filles de Marx dont la correspondance a été présentée par Michelle Perrot (1). Elle ne mentionne guère de sentiment religieux mais fait montre d’une très grande culture. Elle meurt en 1824.

 

Décrivez nous le travail de l'historienne que vous êtes face aux sources à votre disposition sur Rosalie Jullien. Était-ce difficile ?

La difficulté était double : faire un tri dans cette abondante (et souvent redondante !) correspondance et comprendre les tenants et les aboutissants des événements, souvent très minuscules mais savoureux, des lettres conservées pour l’édition. L’éditeur avait choisi, en accord avec moi, de réaliser un livre destiné à un public large. Nous étions convenus d’un volume de 350 pages environ (à l’arrivée, il compte 560 pages !). Jusqu’à la dernière minute, j’ai dû retrancher – et donc sacrifier - des pages. Les notes infrapaginales sont réduites au strict minimum au profit de l’index qui est indispensable pour comprendre les rôles et les actes de personnages qui ne sont pas tous de premier plan. Ma volonté était de ne pas perdre le lecteur, sans trop trahir Rosalie. J’ai d’abord supprimé quelques-uns des très nombreux, très longs et très répétitifs conseils de Rosalie à son fils, quelques-unes des descriptions de fêtes –il y en a 36 en tout ! – et de ses avis sur la presse – elle mentionne presque 50 titres différents ! Ces deux derniers sujets ont été développés lors de colloques à paraître (2).

Il a donc fallu identifier les très nombreux personnages mentionnés ici et comprendre leurs relations interpersonnelles, avec l’aide des dictionnaires existants, en particulier le fichier alphabétique des représentants en mission réalisé par Michel Biard, les sites actuels des assemblées, le dictionnaire biographique et biblio-iconographique de la Drôme, ainsi que la lecture des livres et articles sur la Révolution française, le Directoire et les campagnes d’Italie. Le site des Annales historiques de la Révolution française est une ressource très facile à consulter.

 

Une "femme dans la Révolution" est le sous-titre du livre. Mais la famille de Rosalie Jullien est toute aussi engagée. On pourrait écrire un autre livre sur cette étonnante famille. Le mari est député de la Convention tandis que le fils aîné est "l'ombre de Robespierre". Ces trajectoires familiales sont-elles courantes à cette époque ?

Oui, la famille Jullien est étonnante et les ressources documentaires ne manquent pas pour dresser un portrait de groupe de la famille entière (ne pas oublier Auguste, le second fils, devenu ingénieur et Adolphe, le petit-fils, ingénieur également : tous deux ont contribué à la grande aventure du chemin de fer en France au XIXe siècle). On pourrait d’ailleurs commencer par traduire le livre d’Eugenio Di Rienzo sur le fils ainé, Marc-Antoine Jullien de Paris, 1775-1848. Una biografia politica, Naples, 1999 qui a eu accès aux archives Jullien déposées à l’Institut du marxisme-léninisme à Moscou. Il ne me vient pas en mémoire d’autre exemple de familles aussi constantes dans leur investissement politique, sans en tirer d’ailleurs un quelconque profit, bien au contraire : on peut lire sous la plume de Rosalie Jullien des plaintes sur la cherté de la vie et la baisse de leurs revenus.

 

Parlez-nous du style de Rosalie. Je l'ai trouvé extraordinaire. Elle écrit très bien. Et elle a beaucoup d'humour et un regard informé sur les événements de la Révolution et de l'Empire. N'êtes-vous point trop "sévère" quand vous la qualifiez d'"écrivassière" ?

Ce qualificatif m’est venu spontanément à l’esprit lors de ma plongée initiale dans ces quelque mille lettres, la plupart très longues et souvent répétitives. Je n’y ai pas mis de connotation péjorative, tant son style, vous l’avez noté, est subtil et élégant. Mais elle écrit beaucoup, sur beaucoup de sujets et la formule canonique « épistolière » me paraissait trop vague et imprécise pour lui être appliquée. Plusieurs lecteurs, comme vous-même, ont trouvé ce terme péjoratif, ce qui n’était pas du tout mon état d’esprit lorsque je l’ai choisi !

 

Vous soutenez que Rosalie Jullien n'est pas une féministe. C’est une mère, une épouse qui se vit en citoyenne écrivez-vous. Vous contestez ainsi les travaux d'une Américaine, Lindsay A. H. Parker qui propose en 2013 une lecture par le gender. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Ce n’est pas une contestation mais un constat : ce n’est pas parce qu’une personne est du genre féminin que la question du féminisme ou du genre doive nécessairement être posée. Beaucoup d’historiens et d’historiennes étudiant le genre, la façon « genrée » de vivre sa vie et/ou d’écrire l’Histoire s’attachent à trouver des critères discriminants permettant de qualifier de façon sexuée la description de l’événement ou du personnage étudié. Rosalie Jullien échappe le plus souvent à tout cela : par son vocabulaire, très marqué par le style des collègues de son mari, les Conventionnels (petite recherche sur son vocabulaire à partir du mot « mâle », on lit p. 61 : « des devises mâles et généreuses » ; p. 156 : « des pétitions si mâles » ; et quand elle mentionne les femmes qui, comme elle, assistent aux travaux de la Législative, p. 157 : « il y avait, là, deux ou trois cents dames, aussi parées qu’au spectacle, qui en imposaient par leur parler mâle et la fierté de leur attitude. Je me suis crue au Forum romain »).

Racontant par le menu les massacres de septembre, entre effroi et sentiment de la nécessité, elle ne perd pas le sens d’une stricte Égalité, dans laquelle la différence des sexes ne saurait avoir cours : « J’ai été à la Commune, à l’Assemblée nationale, aux prisons vides, au Palais : le calme et l’agitation font un si beau contraste qu’on voudrait toujours être dans les places publiques pour l’admirer. « Camarades », « frères », on n’entend plus que ces douces expressions, et la bienfaisante égalité rapproche et ouvre tous les cœurs. », p. 204. Même lorsqu’elle nous apprend l’exclusion des femmes hors de l’Assemblée, le 30 septembre 1793, elle mentionne ses congénères de façon exogène, comme si cette décision ne la concernait pas :

« On les a fait évacuer sur je ne sais quel prétexte et cela m’ôte toutes mes commodités pour assister à la séance ; paix et aise, ma santé ne me permet pas encore d’aller me fourrer avec la commune des fidèles, place que j’aime pourtant mieux que l’autre parce que j’y étudiais mieux l’opinion publique et que je me trouvais parmi mes vrais amis, les sans-culottes », p. 260. La messe est dite : par sa passion dévorante de la chose politique, Rosalie Jullien est un vrai sans-culotte, et pas du tout une « amazone de la Révolution » !  

 

Quel intérêt les enseignants du collège ou au lycée, en histoire ou en SES, pourraient-ils trouver selon vous au travers de cette correspondance ?

Hors le récit des événements et les détails de la vie parlementaire, il y a plusieurs entrées possibles [qui pourraient être requises dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires dits EPI] : la vie quotidienne, les fêtes, l’esprit public car Rosalie mentionne, même aux dates les plus mouvementées, que « Paris est calme comme un lac », l’information (des journaux aux « bruits » et rumeurs qui circulent, surtout durant la période du Directoire, le coût de la vie et les difficultés d’approvisionnement, la médecine à propos de laquelle Rosalie Jullien tient des propos malicieux.

  

Estimez-vous que les nouveaux programmes d'histoire font une place suffisante aux femmes désormais replacées dans les "groupes sociaux" (3) sous la Révolution en quatrième ?

Je viens de parcourir ces programmes, ainsi que les recommandations Eduscol. J’avoue que si j’avais eu cette prose à lire quand je travaillais en collège, je n’aurais pas eu autant de plaisir à enseigner ! J’ai sans doute mal cherché mais je ne vois pas de mention spécifique des femmes… Donc la réponse serait non, la place donnée à l’étude des femmes n’est pas satisfaisante. Mais en corollaire, doit-on les identifier comme telles, donc les traiter à part, ou, au contraire, ne doit-on pas les intégrer dans le continuum du récit de l’Histoire. Il ne manque pas de femmes ayant joué un rôle dans l’Histoire : si elles sont « invisibles », comme on le voit trop souvent écrit, n’est-ce pas parce qu’on ne cherche pas à les voir ? 

 

(1) Michelle Perrot, Les filles de Karl Marx. Lettres inédites, Albin Michel, 1979.

(2) « Rosalie Jullien et le spectacle législatif », dans Guillaume Mazeau (dir.), Regards politiques, politiques du regard, Paris, Publications de la Sorbonne et « La femme politique et la presse, Rosalie Jullien » dans Philippe Bourdin et alii, L’homme politique et la presse, Clermont-Ferrand, PUBP, à paraître en 2017.

(3) Les anciens programmes de 2008 invitaient les enseignants à étudier, parmi cinq propositions, « la Révolution et les femmes ».

 

Propos recueillis par Mourad Haddak (avril 2017)

Annie Duprat, Les affaires d’Etat sont mes affaires de cœur, Belin, septembre 2016, 420 pages, 23 €

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