Mort sans crédit (à propos de Fruits et légumes d'Anthony Palou)
Il y a deux sortes d’écrivains, disait Pierre Michon : ceux qui
spiritualisent le monde, tel Hugo ou Faulkner, et ceux qui, comme
Flaubert ou Céline, le « littéralisent ». Les premiers redonnent
l’Esprit (et l’Espoir) au monde – au risque de délirer. Les seconds s’en
tiennent à sa lettre – au risque de le démoraliser. Et pourtant, ce
n’est pas parce qu’un personnage dit de lui qu’il est un « pauvre type » et qu’ « il va se foutre en l’air »,
comme le père du narrateur, au moment où ses affaires vont le plus mal,
qu’il l’est. La cruauté du romancier digne de ce nom s’exerce moins sur
les êtres que sur la terre. Dire cruellement les choses, soit, mais
sans les juger – tel est son art.
Quant à la scène originelle, le grand-père qui, un jour, laissa sa clarinette pour une charrette à bras, elle marque, presque de manière zolienne, le triomphe héréditaire qui est toujours une défaite existentielle – en l’occurrence, l’impossibilité pour le narrateur de faire autre chose que ce que ses parents faisaient, et surtout pas de la peinture (sauf en bâtiment, bien entendu). Dans Fruits & légumes, tout est dégénérescence, pourrissement, effondrement - des fruits et des êtres qui deviennent légumes. On pense à Céline, la compassion en plus. Ou à Reiser, la satire en moins. Car les personnages de Palou sont nobles, dignes, sortis tout droit d’un tableau de Millet et qui se retrouveraient dans un roman de Zola. Terre sans angélus. Mort sans crédit. Vie ratée, même pas « minuscule ». Mais tout cela sans règlement de compte, jamais. Si l’écriture est le lieu du partage, disait encore Michon, alors Fruits & légumes sera le roman du partage, sinon de l’amour filial, amour compassionnel, forcément pudique, qui rend leur dignité aux perdants, aux guignons, à tous les Job de la terre. Et elle est extraordinaire cette écriture, « flaubérienne » si l’on veut, à la fois densifiée et concentrée, objectale et ludique, sèche et multicolore, qui présentifie tout ce qu’elle dit sans jamais aller voir derrière le rideau et qui au contraire envoie « au diable, le curetage des âmes ! »
Dans Fruits & légumes,
c’est la vie qui est coupable (la vie et ses bonnes prérogatives que
sont la justice, le progrès, l’expansion économique) et ce sont les
hommes de peine qui sont innocents – en l’occurrence, de petits
bourgeois de « primeurs » échappés de l’Espagne franquiste, installés en
Bretagne, et qui, malgré leur bonne volonté et leur sens du labeur, ne
prendront pas le train de la modernité, celui de la grande distribution
contre le petit commerce, et seront broyés par elle - et cela malgré
avoir rencontrés un instant Gilles-Edouard Leclerc, « une sorte de prophète illuminé »,
avec qui ont aurait pu s’associer. Le mal, en plus du hasard
calamiteux, ce ne sont jamais les méchants dans la vraie vie, c’est la
marche du monde, les valeurs qui le fondent et le légitiment, les lois
qui empêchent les individus de s’en détourner et qui punissent ceux qui,
parmi eux, restent accrochés à l’ancien. Le mal, dans la vraie vie,
c’est le bien – incarné ici par l’huissier Robert Quintin, au visage de
brute et dont « les petits yeux mesquins et noirs donnaient l’informe sentiment de la mort prochaine. »
Encore plus que dans Camille
(Prix décembre 2000), premier roman de l’auteur et qui fut pour un
certain nombre d’entre nous la révélation littéraire de ce début de
siècle, la mort, envieuse ou enviée, accidentelle ou volontaire,
structure Fruits & légumes, non seulement par les morts
factuelles, toujours violentes, qui jalonnent le récit et arrivent en
rafale (on ne compte plus dans ce court roman ni les accidents
domestiques, ni les ruptures d’anévrismes, ni les mauvaises chutes, et
encore moins les chiens écrasés, les pigeons à qui l’on tord le cou, ou
les taureaux mis à mort) mais par le mouvement mortifère qui touche
situations, personnages et objets – des amours décevantes aux cageots
l’on crame, de l’incendie des étalages à l’épilepsie du fils, des filles
qui semblent moches à force d’être idiotes à la machine à découper le
jambon qui ne vaut rien pour les mains tremblantes. Le bon sang, qu’il
soit du commerce ou des sentiments, vire toujours en eau de boudin.
Quant à la scène originelle, le grand-père qui, un jour, laissa sa clarinette pour une charrette à bras, elle marque, presque de manière zolienne, le triomphe héréditaire qui est toujours une défaite existentielle – en l’occurrence, l’impossibilité pour le narrateur de faire autre chose que ce que ses parents faisaient, et surtout pas de la peinture (sauf en bâtiment, bien entendu). Dans Fruits & légumes, tout est dégénérescence, pourrissement, effondrement - des fruits et des êtres qui deviennent légumes. On pense à Céline, la compassion en plus. Ou à Reiser, la satire en moins. Car les personnages de Palou sont nobles, dignes, sortis tout droit d’un tableau de Millet et qui se retrouveraient dans un roman de Zola. Terre sans angélus. Mort sans crédit. Vie ratée, même pas « minuscule ». Mais tout cela sans règlement de compte, jamais. Si l’écriture est le lieu du partage, disait encore Michon, alors Fruits & légumes sera le roman du partage, sinon de l’amour filial, amour compassionnel, forcément pudique, qui rend leur dignité aux perdants, aux guignons, à tous les Job de la terre. Et elle est extraordinaire cette écriture, « flaubérienne » si l’on veut, à la fois densifiée et concentrée, objectale et ludique, sèche et multicolore, qui présentifie tout ce qu’elle dit sans jamais aller voir derrière le rideau et qui au contraire envoie « au diable, le curetage des âmes ! »
De
la littérature, nous attendons qu’elle suspende le jugement et fasse
trembler le sens. Qu’elle révèle et énonce. Qu’elle crée un manque, donc
un désir. Qu’elle s’adresse à nous, comme dans la Bible. La fin du
roman, c’est comme une lettre qui nous était adressée. Et c’est à ce
moment que l’on comprend que l’auteur aurait pu finir comme son
personnage. Paradoxe de la littérature qui pose la réalité littérale
mais suppose une réalité alternative. Le narrateur rêvait d’être
peintre. Il aura été écrivain. Fruits & légumes, c’est,
aurait-on envie de dire, le livre qu’aurait pu écrire le narrateur. Et
c’est la vie que l’auteur aurait pu vivre s’il ne l’avait pas écrite.
C’est le roman, enfin, qu’il nous donne aujourd’hui. Un chef-d’œuvre, au fait.
Pierre Cormary
Anthony Palou, Fruits & légumes, J’ai Lu, mai 2013, 124 pages, 5,60 €
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