Regards sur l’Italie d’hier, une invitation au voyage

Une Italie désormais disparue, une société révolue, des sites qui n’existent plus ou qui ont été modifiés, mais aussi et en contrepoint à la fugacité des modes, la permanence de ses paysages, la pérennité de ses monuments, l’immuabilité de son charme, voilà ce que ces clichés aux tons havane, gris, bistres, ocres, toujours doux, parfaitement éloquents, millimétrés, nous présentent. Ils constituent une invitation à un tour d’Italie aussi savoureux, enrichissant et inédit que devait l’être pour les jeunes britanniques cultivés qui découvraient la Péninsule au XVIIIème siècle ce Grand Tour, étape essentielle dans leur formation culturelle autant qu’étape incontournable dans leur voyage sur le continent. Une nouvelle pérégrination aux « racines de la civilisation européenne ».

 

Ces photos constituent une forme de voyage qu’on ne pratique plus, déroulé au rythme de la pensée en quelque sorte, qui s’imprègne de ce qu’elle perçoit et que la « boîte » à son tour fixe. La découverte lente et en profondeur des faits et gestes d’un peuple voisin et pourtant mal connu fascine ces pionniers de reportage vécu. Au-delà des Alpes, un monde différent est à révéler. Jules Janin écrivait en 1839 : « Le Daguerotype (sic) sera le compagnon indispensable du voyageur qui ne sait pas dessiner…On écrira de Rome : « Envoyez-moi par le prochain courrier la coupole de Saint-Pierre » et la coupole vous arrivera courrier par courrier». La photo va devenir une manière de témoigner de son voyage, de le transmettre, de le partager, sachant que l’évolution des techniques en permettra une commercialisation croissante. Le tourisme a lancé la carte postale.

 

Etonnante cette Piazza San Carlo de Turin, le salotto bene, (le salon de la bonne société) vide, ses arcades ordonnées autour de la fougueuse statue équestre, comme la fige la photo de Robert Rive datée de 1875, tirage sur papier albuminé. Surprenante cette vue (collotypie) prise un jour de fête sur le Canal Grande de Venise, où l’on aperçoit une foule dense et sage en même temps, tassée sur le pont du Rialto et sur des embarcations presque de fortune rangées le long du quai, extraite d’un recueil publié par Ferdinando Ongania en 1890.

 

Amusante, cette autre photo de paysans siennois, coiffés de vastes chapeaux, l’air grave, debout dans une grande nacelle en osier tressé arrimée à un char à petites roues tiré par une paire de bœufs aux cornes effilées. Plaisante encore cette scène de rue à Naples, captée par Giorgio Sommer, photographe italien d'origine allemande (1834-1914), montrant ces adultes et ces enfants qui papotent, vendent leurs fruits, jouent. Au second plan, accroché en haut de l’entrée d’une boutique de comestibili, un chapelet de saucissons ou d’autres victuailles égaye la devanture. Distrayante cette excursion au cratère du Vésuve, du même photographe, mettant en valeur ce sentiment de prouesse que ces notables, répartis au gré des niveaux des roches, éprouvent après avoir gravi les flancs du volcan. Séduisant tout autant ce panorama de vertige vertical, élargi jusqu’à l’horizon sur Sorrente depuis le promontoire de Capodimonte, une autre œuvre de Sommer. Touchante, la marchande des quatre saisons assise derrière son étal un peu bancal, à l’angle des rues del Fuoco et di Calimala, au cœur du quartier de la vieille ville de Florence (cliché de Giuseppe Baccani, vers 1893, tirage moderne d’après négatif original sur plaque de verre). Emouvantes ces paysannes à Atari, sur la côte amalfitaine, ployées sous le poids de leurs charges de bois, vraies bêtes de somme dont les noms - Gabriella,  Costanziella, Concetta - sonneraient dans un autre contexte comme ceux de quelques héroïnes de roman. Divertissantes ces deux élégantes dames en robe longue, taille serrée, se photographiant tout près du Ponte Nomentano, un pont romain qui franchit l’Anio, un affluent du Tibre, au nord de Rome ; ce négatif sur verre gélatino-bromure, a été réalisé vers 1896 par le comte Giuseppe Primoli.

 

A côté de ces moments qui sont ceux de l’existence quotidienne et qui raconte l’humain dans sa simplicité, les objectifs ont également su rendre les splendeurs des constructions de pierres héritées de l’histoire : le Colisée, le Panthéon, le Forum civil de Pompéi, les temples de Paestum, les ruines du château d’Euryalus à Syracuse, le dôme de Milan, le cloître de la cathédrale de Monreale, la façade médiévale de Santa Maria Maggiore à Tuscanella. Transitions calculées d’ombres et de reflets de lumière oblique, contrastes savamment étudiés, cadrages osés pour l’époque, ces images qui semblent surannées restent modernes et traduisent des jeux de perspectives qui souvent échappent à l’œil, comme cette photographie de Leopoldo Alinari, fondateur en 1852 avec ses frères Giuseppe et Romualdo du célèbre atelier photographique, proposant un effet incroyable de rapprochement entre la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence et le campanile de Giotto.

 

Reste la nature, égale et recommencée, ardente sous le soleil méditerranéen, une présence accueillante et gardant sa distance, la Marina Piccola et les Faraglioni de Capri, la Grotta Azzurra, la merveilleuse baie de Naples embrassée depuis la chartreuse de San Martino telle une immense courbe équilibrée autour de l’axe d’un pin parasol, les troupeaux aux pieds des arches rongées par les siècles de l’aqueduc de Claude, « leur crête découpée s’étirant comme la colonne vertébrale d’un squelette en décomposition de quelque monstre », écrivait Henry James (A Roman Holiday, 1873, dans Italian Hours, 1909). Des citations comme celle-ci, intelligemment choisies, émaillent un texte instructif. Les Goncourt, Maupassant, Zola, Nietzsche, Barrès ont connu cette Italie des anciens jours et la décrivent avec leur talent respectif dans des phrases évocatrices. « Les rues propres et graves…les plus beaux cafés…Gênes est le fouillis topographique le plus enchevêtré du monde…ces belles journées si lentes, si paresseuses, si bleues », des fragments littéraires qu’il faudrait citer entiers et les mettre en miroir de ces regards d’artistes qui surent restituer la magie de cet « inépuisable musée à ciel ouvert ».

 

Le lecteur qui aime partir vers d’autres horizons et revisiter le passé a de quoi renouveler ce plaisir en se plongeant dans cet album de souvenirs. Chaque photographe, équipé de son appareil et surtout de son propre sens esthétique, de sa curiosité, de ses goûts, se fait l’interprète de ce voyage pittoresque auquel le lecteur est convié et laisse dans sa mémoire les marques durables de « ce mythe visuel » que fut l’Italie d’alors.

 

Dominique Vergnon

 

Giovanni Fanelli, Barbara Mazza, Italie, le Grand tour, dans le miroir de la photographie au XIXème siècle, éditions Nicolas Chaudin, 352 pages, octobre 2013, 26,8x23,7 cm, nombreuses illustrations, 50 euro.

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