Marcher et penser sur les beaux tapis

Double rencontre avec cet objet à la «fonction meublante » qui offre un espace horizontal comme une surface à découvrir, conquérir, admirer, éprouver ! Les yeux et les pieds conduisent la pensée et le corps à voir d’abord une forme, des couleurs, des motifs, puis ensuite à sentir la matière, sa douceur, sa résistance, parfois à écouter le silence malgré les pas qui se font attentifs. Une surface qui accueille, presque toujours, avec bienveillance, une décoration qui dans la chambre, le salon, le bureau, un couloir, une cabine de paquebot, un hall de luxe, s’accorde avec un meuble, des fauteuils, des murs. Une surface encore qui participe à l’architecture d’un intérieur, lui donne son intimité et son originalité, lui apporte comme une chaleur privée, ou alors l’officialise. Il est à plat, au sol mais il fait penser à une tapisserie verticale qui aurait été étendue pour le plaisir de la fouler en suivant des chemins d’entrelacs, de fleurs, de rayures et de zébrures, de lignes et de signes, imaginés à l’infini et repris à nouveau. Regard et contact physique donc, pour se réjouir de la présence de ces tapis qui sont nés de l’usage savant de textiles - laine, velours de laine, coton, soie, fibres - et de techniques transmises depuis des siècles.


On pense à ces morceaux de laine jadis employés en Orient pour orner et améliorer l’environnement où se fixait la tente des nomades, aux kilims, à ces nattes revêtant la terre dans certaines contrées pour amoindrir les dures conditions de vie. On pense aussi à ces marchés où le tapis est exposé, proposé au passant ou à l’étranger. L’histoire du tapis est ancienne, diverse, riche, associée à des mots qui évoquent le songe, le voyage, l’aisance. Derrière, on peut ajouter aussi volant et persan. Le comte de Ségur disait qu’ « un conquérant est un joueur déterminé qui prend un million d’hommes pour jetons et le monde entier pour tapis ».  

 

On pense encore à ce dialogue plein de finesse qui se trouve dans le « Portrait intime de Balzac, sa vie, son humeur et son caractère », par Edmond Werdet, son ancien libraire-éditeur, paru en 1859 à Paris :  

Un jour que j'étais allé le voir, selon mon habitude, c'était vers la mi-novembre 1833, — je le trouvai occupé à faire poser dans son appartement de riches tapis, que je jugeai à leur beauté avoir dû lui coûter bien cher.

C'était, en effet, des tapis d'Aubusson.

« — Je vous fais mon compliment, lui dis-je, de votre goût; ces tapis sont charmants, splendides, moelleux, dignes d'un roi, dignes de vous.

«—Werdet, mon ami, me répondit de Balzac d'un air de contentement extrême, vous êtes un flatteur; je ne vous dissimule pas que c'est ce que j'ai trouvé de mieux chez Salandrouze...

« — Eh ! cela ne m'étonne pas ; il serait difficile, à moins qu'on n'eût mêlé de l'or au tissu, d'imaginer rien de plus somptueux et de plus élégant.

« — Est-ce que vous n'avez pas de tapis, mon brave Werdet? me demanda de Balzac de l'air d'un homme qui s'imagine qu'on ne peut se passer de tapis.

 

« — Ma foi non! je n'en ai pas et je m'en passe très-bien, lui répliquai-je, feignant de répondre à l'étonnement qu'il venait de me manifester.

« — Ah! vous n'en avez pas, continua de Balzac d'un air distrait par la surveillance qu'il exerçait sur les ouvriers; vous n'avez pas de tapis ! Et pourquoi cela?

 

En un peu plus d’un siècle, de 1900 à nos jours, qui sont les bornes du temps que retient ce bel ouvrage consacré à son histoire européenne, les créateurs ont multiplié les charmes et la valeur du tapis. Il est le produit de la manu-factura, du fait à la main. Le mot par extension a abouti à la manufacture, le lieu où se fabriquent les objets. Les manufactures depuis longtemps intègrent directement à côté de celle des tapisseries la fabrication des tapis. Des noms célèbres sont dans la mémoire, comme les Gobelins et la Savonnerie, des sites également, comme Aubusson et Beauvais. A la manufacture s’attache la notion de prestige, d’excellence, de tradition. Aujourd’hui, parmi d’autres ateliers réputés, des noms contribuent à répandre partout ce talent dans le concevoir et ce désir du savoir-faire parfait, artisanal, patrimonial. Les maisons Braquenié et Cogolin sont prises comme exemples de succès durable et de qualité inégalée ailleurs.

 

A la fin du XIXème siècle, le style précédemment marqué par l’héritage antérieur, depuis la royauté jusqu’à Napoléon III, se renouvelle. Il annonce cette floraison de décors que l’on voit au cours de la période dite de l’Art nouveau. Les artistes vont en quelque sorte s’approprier la création de tapis plus modernes et se lancer dans des compositions géométriques, abstraites, aux teintes vives ou en camaïeu. Le tapis reste cher, mais il se démocratise. Des mouvements comme Arts & Crafts favorisent de nouvelles stratégies aussi bien en termes de dessin que de commerce. Il est intéressant de voir combien les pays européens, en dehors de la France, la Grande-Bretagne, l’Irlande, la Finlande, la Suède, l’Allemagne au temps du Bauhaus, croisèrent durant les premières décennies du XXème siècle leurs inventions, souvent reflets des usages locaux. Finalement, le contemporain investit à son tour le champ créatif des artistes. La lumière semble pénétrer autant les matières que les contours. Les cartonniers rivalisent d’audace, afin de satisfaire une demande elle-même exigeante, ce qui favorise le marché de l’art, notamment en l’élargissant aux antiquaires et aux collectionneurs. A signaler par exemple cette étonnante création de Marcel Zelmanovitch, Diurne, Matière de rêve. « Les abrash, ces disparités dans la teinture qui signent le tapis d’artisanat, sont ici délibérément visibles et accentués pour donner à l’ensemble cette impression d’évanescence évoquant le rêve. C’est le tableau de Picasso, portant ce nom et présentant le portrait d’une femme endormie, qui a inspiré Marcel Zelmanovitch pour cette série ».

 

 

L’auteure qui a été la collaboratrice du célèbre ensemblier Jules Leleu dès 1950, déclare : « A cette époque, la France rayonne dans le domaine du tapis tant par sa créativité et ses savoir-faire que par l'attraction qu'elle exerce sur les artistes du monde entier ». La lecture de ces pages est une occasion précieuse pour discerner à la fois les étapes et les noms des artistes qui ont enrichi l’histoire des tapis. Leurs œuvres sont les témoignages des évolutions des goûts et des techniques d’un métier d’achèvement absolu. A cet égard, la partie consacrée à la technique permet de comprendre comment les savoniers procèdent pour aboutir, point noué après point noué, à la réalisation de ces pièces souvent rares, dont chacune devient ce « champ coloré » qui entre dans le confort quotidien et en embellit l’ambiance. André Arbus, Sonia Delaunay, Fernand Léger, Paule Leleu, Akseli Gallen-Kallela, Lucien Lévy-Dhurmer, Jean Lurçat, pour ne citer que quelques-uns de ces novateurs de génie, figurent parmi les maîtres. Un autre nom, peu connu, à retenir, celui de Willy Ginzkey (1856-1934), qui tissait pour toute l’Europe « et fournit les plus grands tapis du monde à l’hôtel new-yorkais Waldorf  Astoria ». Ce livre est un lent parcours esthétique ; abondamment illustré, présenté et écrit par des amateurs avertis, il est « une déambulation » dans un univers mal connu.  

 

Dominique Vergnon

 

Françoise Siriex, Le tapis européen de 1900 à nos jours, éditions Monelle Hayot, 328 pages, 24x28 cm, 360 illustrations, décembre 2013, 95 euros.   

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