Le Shard, un vertige installé à Londres
Au sommet du Shard qui désormais s’intègre avec
aisance dans la silhouette de Londres, la notion de vertige simplement physique
se double d’une seconde réflexion, qui vient du vertige technologique. L’obélisque
que Renzo Piano a conçu est un modèle du genre. La pureté des lignes, la forme
qui s’effile sans heurt, les reflets qui se croisent et le jeu des surfaces qui
se brouillent, l’emploi des matériaux à la fois les plus fins et les plus
résistants, la domination d’un espace limité au-dessus d’une gare-fourmilière, la
méticulosité du moindre boulon, font de cette dernière réalisation une manière de
conquête entreprise sur toutes les contraintes naturelles et physiques. La
supériorité de ce bâtiment provient sans conteste de sa légèreté, sa clarté, le
défi qu’il constitue. On pense à ces mots de Baudelaire, qui parlait du
« charme infini et mystérieux » qu’il percevait dans la contemplation
des navires, de la « régularité et de la symétrie qui sont un des
besoins primordiaux de l’esprit humain ». Justement, et de façon
inattendue, l’architecte italien s’est inspiré de ces mats et de ces cordages
qui griffaient le paysage londonien, voici un ou deux siècles, quand remontant
la Tamise, voiliers et clippers venaient s’ancrer précisément ici. Les dessins préparatoires
du concepteur du Shard sont la transcription de ces
assemblages arachnéens dont les docks longtemps conservèrent le souvenir.
« L’idée poétique qui se dégage du mouvement dans les lignes, est
l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué mais eurythmique… ».
Visant l’un comme l’autre l’esthétique, l’écrivain et le bâtisseur se
rejoignent aisément au terme de quelques détours.
D’abord à travers les vitrages, puis ensuite à l’air libre, une fois au sommet, la vue est bien sûr ce qui fascine et ce que l’on attend. Elle est à l’évidence imprenable ; sans doute pour longtemps encore. Pas d’autres constructions aussi résolues en cours ou prévues, même si la rivalité est grande dans ce domaine. En contrebas, la ville s’étend comme un immense labyrinthe bruissant, privé de limites, étendu sans disjonction jusqu’à l’horizon, chaotique, uniforme et pourtant identifiable grâce à ses repères traditionnels comme Saint Paul, la Tour, Tower Bridge, Big Ben, les taches vertes des parcs, le toit du palais de Buckingham. Par milliers, sans autre ordonnance que les impératifs d’accueillir, loger, gérer, éduquer, transporter, rentabiliser le sol, imbriqués les uns dans les autres, alignés ou non, en ordre, en désordre, immeubles, maisons, gares, administrations, églises, entrepôts, toitures anonymes, établissements publics, collèges, ponts se succèdent. Les proportions se sont réduites, elles gardent leurs valeurs. Une autre découverte de Londres, comme on ne le soupçonne pas, offerte au niveau du promeneur.
Une équipe compétente et soudée a travaillé avec enthousiasme au projet porté par Renzo Piano. Instruit jeune par sa famille génoise de la nécessaire symphonie des formes, du Centre Pompidou à la Fondation Beyeler, d’un stade à Bari à un musée au Texas, de l’aéroport du Kansai posé sur une île artificielle à la coordination de la Cité internationale de Lyon, unissant les rigidités contemporaines aux courbes classiques, Renzo Piano multiplie les réussites. « Des coïncidences fortuites ont quelques fois relié entre eux mes projets ». L’expérience s’est accumulée et diversifiée. Il revendique maintenant la « high tec » pour mieux l’associer à l’écologie. Partout dans le monde où elle se lit, sa signature n’est jamais la même. A chaque fois elle innove et s’incorpore aux lieux. Elle est pourtant la sienne, reconnaissable. Les musées représentent dans son parcours un thème élu. « Je ne suis pas du tout une de ces personnes sophistiquées qui se sont formées et épanouies dans le sérail des musées. Je suis venu à l'art autrement, par un chemin plus solitaire, plus lié au hasard, aux rencontres, aux amitiés. Par le rêve, l'espace et l'homme* ». Ses talents traduisent un exceptionnel sens de l’adaptation au contexte et au souhait du commanditaire. «Chacun de mes bâtiments est le portrait d'un client* ». Au long de son existence couronnée de prix prestigieux, le hasard est une donnée devenue pour lui synonyme d’amitié, utopie, espoir, vérité, audace, travail, calculs et recherches, respect enfin.
Synthèse de tant de
composantes, inauguré le 5 juillet 2012, additionnant les records, le Shard est un jalon majeur et absolu dans
la carrière de Renzo Piano. Pour rendre compte de cet exploit, la tentation
d’aligner les chiffres serait grande. Parmi les plus étourdissants - ascenseurs
à deux étages propulsés 6 mètres à la seconde, 60 km de vue à 360°, télescopes
digitaux, 53 000 m3 de béton - il y en a un qui donne la mesure de cette
volonté de se conformer à des engagements personnels: 95% de l’acier utilisé a
été recyclé.
Désormais, à Londres, une beauté de 310 mètres que le soleil fait scintiller ou que la brume enveloppe de douceur témoigne de notre époque. Une envie invisible attire l’œil toujours plus haut, l’invite à poursuivre les arêtes, à combler le vide. Le génial architecte estime qu’« il y a un point théorique au-delà duquel les façades s’uniraient, si le Shard continuait à monter ». Le vertige ne serait-il pas dans cette illusion ?
Dominique Vergnon
Renzo Piano, The Shard, London Bridge Tower, 28 x 28 cm, 192 pages, nombreuses illustrations et croquis, Fondazione Renzo Piano, 45 euros (en italien et en anglais)
*entretien du 19/10/2012 au Figaro
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